Les sultans accordaient une immense importance à la gastronomie. Au XVIe siècle, les immenses cuisines de Topkapi, étendues sous six coupoles, employaient 1200 employés, classés pour leur savoir-faire, selon une stricte hiérarchie annonçant l’organisation des restaurants modernes.
Au sein de ce complexe, les cuisiniers rivalisaient en créations destinées au souverain, en s’inspirant de toutes les recettes régionales de l’Empire, ce qui explique la diversité et la richesse de la cuisine turque actuelle. L’un des légumes phares de l’art culinaire ottoman fut sans conteste l’aubergine.
Cependant, étant très appréciée durant les mois d’été où elle était consommée frite ou grillée sur un brasero, elle fut à l’origine, à l’époque où les maisons étaient en bois, d’une multitude d’incendies surnommés « les incendies d’aubergine », au point que les journaux mettaient en garde les ménagères contre les oublis de friture. Un célèbre dicton déclare d’ailleurs, « Quand arrive la saison des aubergines, les fous et les incendies se multiplient à Istanbul », des croyances populaires alors répandues dans toute l’Europe prétendant que ce légume rendait fou. Cela n’a cependant pas empêché l’aubergine de figurer parmi un grand nombre de plats emblématiques de la Turquie et d’être à l’origine d’une multitude d’anecdotes voire de légendes.
C’est le cas de l’« Imam évanoui » (İmambayıldı), l’un des mets représentatifs de la cuisine turque, dont la recette figurait déjà dans le premier livre de gastronomie ottomane paru en 1844, Le Refuge des cuisiniers. Constituée d’une aubergine frite à l’huile d’olive, farcie d’oignons, tomates, poivrons et enfin cuite au four, cette recette bat le record du nombre de récits divers consacrés à son invention. Le plus courant raconte qu’un riche marchand avait mis dans le trousseau de sa fille un très grand nombre de bidons d’huile d’olive. Aussi la jeune femme confectionnait-elle très souvent ce plat, que son époux, un imam, dégustait avec ravissement. Mais le jour où les réserves d’huile du trousseau furent épuisées et que la jeune mariée ne put plus réaliser son menu, l’imam se serait évanoui de déception…
Un fameux sauté de mouton disposé sur un lit d’aubergine grillée mélangée à du yaourt à l’ail, « Ali le raffiné » (Alinazik), recette de la cuisine de Gaziantep, considérée comme la capitale de la cuisine turque et classée en 2015 par l’Unesco dans son réseau « Ville créative de la gastronomie », fait aussi l’objet d’une historiette. En effet, à la fin du XVe siècle, un jour que le sultan Selim 1er, de retour de campagne militaire, avait fait halte dans la cité, il fut si enthousiasmé par cette préparation, qu’il aurait demandé : « A qui appartient la main raffinée qui a confectionné ce plat ? » ; on lui répondit qu’il s’agissait du cuisinier Ali. Ce fut ainsi que la recette prit son nom.
Dans la deuxième partie du XIXe siècle, suite à l’élan d’européanisation, les sultans, lorsqu’ils recevaient des dignitaires européens, commencèrent à faire mélanger les mets turcs, « Alaturka », à des recettes françaises, nommées « Alafranga ». Özge Samancı, universitaire spécialisée dans l’histoire de la cuisine ottomane, cite pour exemple le banquet de l’inauguration du palais de Dolmabahçe, en 1856 : « Les mets ottomans comme les börek, pilav, kadayıf et baklava ont été servis avec des mets français comme le potage Sévigné, les paupiettes à la reine ou la croustade de foie gras à la Lucullus… »
De même, en 1869, lors de la venue de l’Impératrice Eugénie à Istanbul, le menu du repas de Beylerbeyi comportait dix-huit plats servis à la suite, dont, le filet Mignon et le « kebap », le « foie albanais » et le rouget grondin à la sauce parisienne, le « kadayıf » à la crème de bufflone et la glace française. C’est d’ailleurs en cette occasion que fut inauguré l’un des plats les plus prisés de la cuisine turque, « Le souverain a aimé » (Hünkârbeğendi), fait de petits morceaux de viande de mouton accompagnés d’aubergine. Car pour cet événement mémorable, le cuisinier avait mélangé la chair d’aubergine à de la sauce Béchamel, si bien que le sultan Abdülaziz fut séduit par l’innovation. L’impératrice Eugénie aurait alors commenté, « Le souverain a aimé... », donnant ainsi son appellation bien connue à ce mets. Pour finir, l’aubergine est même à l’origine de proverbes, comme celui prétendant que les épreuves affectent moins ceux qui ont déjà souffert : « Le gel n’abîme pas l’aubergine amère »…