Argent, souris, ardoise, perle… Acier, anthracite, taupe, tourterelle…
Cela est insupportable mais c’est comme ça. On vit apparemment au-dessus de la Loire et la longue saison d’hiver y passe sous les mille et une nuances de cette couleur. Le ciel est gris, le nuage est gris, la terre est grise, l’asphalte est grise, les façades, les gens, les voitures, les papiers, les infos, les robots, tout est de cette couleur intermédiaire qui se situe à mi-chemin entre le noir et le blanc. Mais quel triste code chromatique, lui qui serait défini par la faiblesse ou l'absence de l'impression de couleur, dont l'intensité lumineuse serait moindre que celle du blanc et supérieure à celle du noir. Quelle faiblesse, quelle absence, en effet !
Gris de la sagesse, de l’élégance et de la connaissance, diront certains. Gris de la mélancolie, du zen et de la solitude, diront les autres. Pourquoi une telle réticence à employer les véritables mots ? La banalité, la tristesse, la morosité leur feraient peur, peut-être. En marge de cette ferveur insensée, il y en a d’autres qui font l'éloge insidieux de cette faiblesse, de cette absence. « On n’est pas un peintre tant qu’on n’a pas peint un gris. » Ces mots sont de Cézanne. On comprend aisément son point de vue : après tout, il reste un enfant d’Aix remonté à Paris et le choc aurait dû être flagrant pour lui. Mais qui souhaite accorder aujourd’hui encore une telle importance à cette misère chromatique ?
Mais là encore, heureusement qu’il y a cette autre voix qui nous en parle. Par ses mots, il disperse les nuages, éteint les orages. Alors qu’on se met à « rêver dans le soir où s'éteignent les voix », sa plume nous illumine :
« Il y a toute sorte de gris. Il y a le gris plein de rose qui est un reflet des deux Trianons. Il y a le gris bleu qui est un regret du ciel. Le gris beige couleur de la terre après la herse. Le gris du noir au blanc dont se patinent les marbres. Mais il y a un gris sale, un gris terrible, un gris jaune tirant sur le vert, un gris pareil à la poix, un enduit sans transparence, étouffant , même s’il est clair, un gris destin, un gris sans pardon, le gris qui fait le ciel terre à terre, ce gris qui est la palissade de l’hiver, la boue des nuages avant la neige, ce gris à douter des beaux jours, jamais et nulle part si désespérant qu’à Paris au-dessus de ce paysage de luxe, qu’il aplatit à ses pieds, petit, petit, lui le mur vaste et vide d’un firmament implacable, un dimanche matin de décembre au-dessus de l’avenue du Bois… »
Lui, c’est bien évidemment Aragon. N’est-il pas enfin l’auteur des seuls rayons de soleil en ce dimanche matin foncièrement gris grâce à qui on dirait : « Il y aura toujours l'eau le vent la lumière » ?