« Tu ne vis pas un peu dans un rêve, toi ? »
J’avais vingt-cinq ans quand on m’a dit cela pour la première fois. À l’époque, je sortais tous les matins de chez moi à Montmartre pour rejoindre la bibliothèque Cujas. Je traversais ain
Les étudiants qui se bousculent pour arriver à l’heure à leur cours de huit heures, les terrasses remplies de gens, les petits coins de crêpe ou de gyros accostés à des machines de photocopie ou des imprimantes mal réglées, des vieux penchés sur de vieux livres dans des librairies à chercher telle ou telle édition rare d’un livre de philosophie, les jeunes à flâner sans but dans les rues étroites menant vers les hauteurs de la Montagne Sainte-Geneviève ou à s’allonger sur la pelouse du jardin du Luxembourg en train de réciter des passages entiers d’un recueil de poésie… Puis, le soir, des bars, des terrasses et des brasseries bondées servant des pintes de bière, des verres de mauvais vin et des planches de saucisson… Ces gens-là, toutes et tous, là pour « savoir, penser, rêver », pour faire, refaire et défaire le monde…
Ça date de quand, à votre avis, ce petit tableau du Quartier Latin ? D’aujourd’hui, d’hier, de la fin ou du début du siècle dernier ? C’est cela qui est un véritable rêve.
Vous remontez le boulevard Saint-Michel pour vous trouver devant le temple, la Sorbonne. Des ombres vous suivent par-ci, par-là. Vous verrez là le jeune Sartre discutant avec son camarade Aron. Jankelevitch sort de son amphi, Barthes traverse, peut-être pour la dernière fois, la rue des Écoles. Nizan s’agite, Blum s'apprête à terminer sa dernière critique et Péguy tente de rejoindre sa librairie. Yahya Kemal monte doucement vers la Closerie des Lilas répétant, à voix basse, les vers qu’il compose alors qu’Abidine descend, longiligne et grave, vers les Quais pour reprendre les dessins de ses Mains. Plus loin, les ligues se forment, les pétitions se rédigent, les coups et les rassemblements se poursuivent. D’un coup, vous entendez des chants d’un autre temps se mélangeant aux bruits des barricades montées sur le boulevard où on chercherait la plage sous les pavés. La réaction affronte le progrès et le progrès la réaction dans un élan qui dure sans cesse et sans scrupule. Dans ce petit carré qu’on appelle le Quartier Latin, on fait, refait et défait le monde.
C’est un rêve et ce n’est finalement pas de notre faute si Quartier Latin est ce qu’il est. Intemporel et atemporel, un lieu mythique de tous les temps, en somme… Et en fin de compte, s’il en existe une, elle est précisément là, cette France éternelle. Jamais figée ou moisie, mais toujours belle, vivante et en un mot, oui, paradoxalement, éternelle…