Tuncay Özverim raconte Nazım Hikmet

Nazım Hikmet était inconnu de notre génération avant la période d'interdiction. Sa poésie n'était d’ailleurs pas au programme de nos cours au lycée. Nazım n’avait alors aucune existence dans notre littérature.

Par Simruğ Bahadır
Publié en Février 2023

D'où vient votre admiration pour Nazim Hikmet ?

Nazım Hikmet était inconnu de notre génération avant la période d'interdiction. Sa poésie n'était d’ailleurs pas au programme de nos cours au lycée. Nazım n’avait alors aucune existence dans notre littérature. Ensuite, nous avons découvert son histoire. Nazım s'est enfui à Moscou. L'histoire de sa fuite à partir des rives de Tarabya est devenue célèbre. J'ai alors commencé à recueillir des informations sur Nazım. Ce fut le coup de foudre : les poèmes de Nazım, pourtant succincts, font résonner les plus beaux mots. Chacun de ces mots choisis ne pourrait être remplacé par un autre. Il chante à la fois l’amour de la Turquie et la passion de son beau langage. Ainsi touché par sa poésie, je n’ai pas résisté à m’y plonger davantage et établir un parallèle : avec moi ! J'ai, comme lui, le mal du pays. Certes, je n'ai pas été chassé d'Istanbul. Je suis allé en Allemagne de mon propre chef, pour une courte période ‒ du moins je le pensais. Puis j’y ai ouvert un cabinet, j’ai eu des enfants, et je suis resté dans ce pays pendant plus de soixante ans. Nazım, lui, a dû partir parce qu'ils allaient l'enrôler, la police le recherchait, il était communiste... Le communisme, c’est un courant d’opinion, de pensée, on ne peut punir quelqu'un d’être communiste. Nous partageons à présent cet avis, mais trop tardivement. Nazım, lui, s'est imposé dans le monde de la poésie, avec son art et son unicité. Selon certains, c’est son emprisonnement qui a inspiré ses poèmes ; mais selon moi, il était doté de cette âme poétique, et ce depuis son enfance… Après la Révolution russe communiste qui a incité Nazım à aller à une réunion à Bakou, puis étudier à Moscou, Nazım est devenu communiste. Imaginons donc que nous sommes à Moscou dans les années 1920 : nous serions tous devenus communistes, j’en suis sûr ! Car une monarchie a été renversée, et à sa place a été établi un ordre tant attendu, à l’écoute de la parole du peuple. Grâce au communisme, les gens ont soudain découvert qu’ils n’étaient pas des esclaves, taillables et corvéables à merci… C'est pour cette raison que Nazım est devenu communiste. Et moi, j’ai mêlé dans mon esprit le mal du pays de Nazım à Moscou avec celui que je vis moi-même en Allemagne, c’est un vrai fantasme. Et ce fantasme, que peut-il être ? Je rêve d’un certain poème de Nazım Hikmet, où je serais capitaine de ce navire…

Nous comprenons de votre livre que vous avez un profond attachement envers Istanbul. Comment décririez-vous votre amour pour cette ville ?

Mon grand-père venait de Crimée. Il s’est installé à Tophane, et a acheté une maison ou deux avec l'argent qu'il avait apporté. Si j’en crois ma tante, il serait venu avec une ceinture d’or autour de sa taille, comme un cerceau ; il aurait acheté une maison à Cihangir, ouvert une boutique à Boğazkesen, mais ces maisons auraient brûlé dans les fameux incendies d’Istanbul… Disons que sa situation financière était mauvaise et qu'il a été forcé de se contenter d’une maison à Tophane et d’une épicerie à côté. En d'autres termes, mon identité istanbuliote, je la dois à mon grand-père et sa maison à Tophane. Mon père y est né en 1905. Il a épousé ma mère, née en 1910. Nous avons vécu dans cette maison pendant un certain temps, puis nous nous sommes installés à Cihangir. Comme mon père était médecin militaire, nous avons suivi ses missions  à Erzurum et Ankara. Mais mes souvenirs d’enfance à Istanbul m'ont toujours marqué. Par exemple, nous venions de Tophane, nous allions participer aux célébrations à Taksim les jours fériés tels que le jour de la République… J’étais si excité ! C’est ainsi que peu à peu je suis devenu un istanbuliote. Après Erzurum et Ankara, je suis revenu à Beyoğlu en 1949. Beyoğlu était alors un endroit cosmopolite avec ses habitants grecs, juifs et arméniens. Il n'y a pas que de la musique qui y est multiculturelle. Et pas seulement la littérature non plus : il y a le cinéma, le théâtre... Ces arts me relient à la vie. Et les plus belles salles de spectacle étaient à Beyoğlu, de Tünel à Taksim... Elles m'ont fait sauter quelques rangs dans ma vie normale. Parce que l'art enrichit les gens. Il nous porte et nous incite à penser autrement. Si j’ai à ce point le mal du pays, c’est pour ce riche monde culturel d'Istanbul, qui me relie à cette ville. Je viens d'Istanbul. J'aime tout à Istanbul.

Propos recueillis par Simruğ Bahadır

Photos : Aramis Kalay