Le 19 août 1915 vers deux heures du matin, le cœur de Tevfik Fikret s’était arrêté à Aşiyan, dans son chalet des hauts du Bosphore. Le grand poète de Sis (La Brume) quittait ce monde. À l’aube, une jeune femme était debout, pleurant toutes les larmes de son corps, au chevet de celui qui avait exalté le cœur de toute une intelligentsia durant les décennies de plomb du règne du Sultan Abdülhamid II.
Combien de fois avait-elle réalisé ses portraits ? Combien de jours et de nuits lui avait-elle récité ses poèmes… Ce jour-là, à l’aube, la jeune femme vêtue de noir tenait le masque mortuaire de Fikret dans ses mains. Encore une fois, elle immortalisait le visage de la grande plume de liberté, de son poète admiré, de son ami intime. Elle le rendait éternel.
Cette jeune femme, c’était Mihri Hanım, une des premières femmes peintres turques de l’Empire ottoman, probablement la première. Son histoire est celle d’une pionnière, d’une avant-gardiste, d’une iconoclaste. Née à Kadıköy en 1885 dans une famille d’aristocrates, Mihri Hanım commence la peinture dès son plus jeune âge. Une visite au Palais de Yıldız, demeure du « sultan rouge », lui ouvre la voie des cours avec Fausto Zonaro, peintre italien de la Cour ottomane. Décidée d’aller plus loin, elle quitte la capitale pour suivre sa formation à Rome, puis à Paris au début des années 1900. Elle y travaille comme portraitiste et gagne seule sa vie. Dès le lendemain de la proclamation de la monarchie constitutionnelle en 1908, elle s’interroge haut et fort sur la place des femmes dans la société ottomane. Quelques années après, « Les idées de liberté, d'égalité, de justice, de fraternité sont arrivées dans notre pays, » aurait-elle écrit au ministre de l’éducation pour lui adresser cette question cruciale : « mais pourquoi seuls les hommes en bénéficient-ils ? »
De retour à Istanbul, cet engagement lui permet de jouer un rôle clé dans la fondation en 1914 de l’École des Beaux-Arts pour filles, où les jeunes filles turques commencent à recevoir une éducation artistique au plus haut niveau. Durant la Première Guerre mondiale qui voit tout un grand empire s’effriter, Mihri Hanım devient la première femme directrice et professeure de cette académie. Pionnière, avant-gardiste et iconoclaste, elle permet à ses jeunes étudiantes de dessiner en plein air dans les rues d'Istanbul et de travailler avec des modèles nus. Elle soutient la première exposition collective de femmes artistes et en forme toute une génération dont Nazlı Ecevit, Güzin Duran, Belkıs Mustafa, Fahrelnissa Zeid ou Hale Asaf.
À la fin de cette grande guerre qui a bousculé le monde entier et dont aucun pays ne sort indemne, Mihri Hanım déménage à Rome en 1919, puis à New York en 1927 pour une première exposition l’année suivante. Dans cette ville où elle quittera ce monde en 1954, elle réalisera des portraits de nombreuses personnalités comme Atatürk, Roosevelt ou le pape Benoît XV. Elle donnera des cours de peinture et des conférences dans des universités tout en participant aux activités associatives pour l’émancipation des femmes.
Dans l’un de ses autoportraits peint entre 1909-1912, elle s’était représentée derrière un voile noir très fin avec un visage radieux et maquillé, ses cheveux et son cou dégagés. Une jambe en avant, un long parapluie bleu dans sa main, tout était déjà là dans cette pose d’audace et d’élégance. Dans ce tableau où dominaient le bleu et le noir, les deux couleurs de l’univers poétique d’Edebiyat-ı Cedide (Nouvelle Littérature) qui l’avait tant influencée, elle promettait un avenir radieux pour les filles de son pays. Durant de longues décennies, une grande partie de ses œuvres étant perdue, son nom avait disparu de l’imaginaire collectif de son pays plombé dans la brume que décrivait si majestueusement le Sis de Fikret : dans cette « obscurité blanche où les formes semblent s'effacer, où tous les tableaux ne sont plus que poussière et opacité ». Mais le talent et l’audace de Mihri Hanım continuaient à surplomber le Bosphore. Celle qui avait offert un éternel visage à la liberté sort tout doucement des ténèbres de notre mémoire.