L’ebru, cet art ancestral turc entre beauté, hasard et méditation (Un article de Gabrielle Mahias)

Riche de huit longs siècles de tradition dans le monde turcique, l’ebru est un art visuel unique inscrit au patrimoine immatériel de l’UNESCO depuis 2014. Découvrez ce savoir-faire artistique, devenu identité de l’Empire ottoman au fil des siècles. Nous remercions Elmas Aksu Karayel (dite Elmas Paris), une franco-turque passionnée d’ebru depuis la pandémie, qui nous a aidée à écrire cet article.

Par Aujourd'hui la Turquie
Publié en Octobre 2024

L’ebru, traduit en français par « papier marbré » et qui signifie « nuage » à l’origine, est un art visuel sur papier existant depuis le XIIIe siècle au moins, et qui trouve ses origines en Ouzbékistan, pays d’Asie centrale de famille turcique. Cette tradition s’est ensuite répandue en Iran et dans l’Empire ottoman. Le plus vieil ebru connu en Turquie date d’ailleurs de 1447 et est exposé au palais de Topkapı. Chez les Ottomans, l’ebru s’est largement développé et perfectionné, car pendant 500 ans, les sultans et notables de l’Empire l’ont valorisé et encouragé. Il a de fait évolué, devenant avec le temps une marque de fabrique de l’Empire.

Parmi les marbreurs les plus influents dans le monde turcique, on note le travail de Necmeddin Okyay, né en 1883, dernier marbreur de l’Empire, et surtout celui de Hatip Mehmed Efendi, mort en 1773. Ce dernier est l’auteur du premier ouvrage sur l’ebru, qui explique en détail tout le processus de création et est considéré encore aujourd’hui comme une œuvre de référence majeure. Citons également Şeyh Sadık Efendi et son fils İbrahim Edhem Efendi, né en 1829 et qui a achevé de populariser l’ebru à Istanbul après un pèlerinage à la Mecque.

Cette dimension religieuse a toute son importance car, dans la mesure où les dirigeants ottomans s’y sont fortement intéressés, ce papier décoratif a été utilisé dans les exemplaires de coran des notables de l’Empire. L’ebru est donc entré dans le large champ de l’art islamique. Religion et politique étant très proches chez les Ottomans, l’ebru a ensuite été utilisé dans le domaine politique : plus précisément, sur des documents officiels pour authentifier leur contenu et éviter toute falsification, car l’une des caractéristiques de l’ebru est que chaque feuille est unique et impossible à copier.

Alors, pourquoi ce bel art décoratif, très utile, ne s’est-il pas développé en Europe ? En fait, l’ebru s’est déplacé de l’Asie centrale sous l’effet de deux facteurs principaux : les peuples turcs ont immigré vers l’Ouest, et l’ebru a suivi le chemin de la Route de la soie vers l’Ouest également. Par ces échanges commerciaux de grande ampleur, l’ebru est même arrivé en Italie sous le nom de « papier turc », mais l’art ne s’y est pas vraiment implanté. Car la particularité de l’ebru réside essentiellement dans son processus ; ce n’est pas tant le résultat final que la production qui importe et fait la richesse de cet art. Si des marchands ont bien introduit l’ebru en Italie, le manque de maître marbreur y rendait impossible la perpétuation de la tradition.

Concrètement, pour faire de l’ebru, il faut avant tout de la patience. Cette technique d’antan délicate requiert de la maîtrise de soi, et est même réputée pour calmer les personnes très (trop) actives ! De nature quasi méditative, l’ebru est une activité très agréable. Entre le travail de l’eau, la gestion du rythme de ses mouvements, l’héritage historique et le hasard du résultat, le papier marbré offre à ses amateurs un moment de relaxation créative.

Le processus commence avec la préparation du kitre, une eau adragante faite à partir d’algues, quelques jours avant le collage des couleurs. Puis l’artiste sélectionne ou crée les teintes qu’il souhaite à base de terre naturelle. Il faut ensuite utiliser de la bile de bœuf, substance olfactivement puissante qui permet de tenir les couleurs sur l’eau, de coller et fixer ces pigments au papier, et de former une barrière imperméable pour que l’eau ne détrempe pas la feuille. La dernière étape est celle du séchage, qui selon l’environnement dure entre quelques heures et une nuit. Au final, le moment où l’on retire la feuille est fatidique, puisque c’est là que l’on découvre le résultat de sa propre création. Dans ce processus complètement naturel, il est préférable de ne pas utiliser de crèmes ou de parfums ou de travailler dans la poussière, car l’ensemble est très fragile. En fait, jusqu’au petit matériel comme les pinceaux faits de bois de rosier et de crin de cheval, tout est naturel depuis des siècles.

Cependant, depuis 500 ans, l’ebru a évolué et évolue aujourd’hui encore. Un novateur en particulier, Hikmet Barutçugil, a métamorphosé la tradition pour créer le Barut ebru, tiré de son nom, où le support (papier, tissu) ne comporte pas seulement de l’ebru. L’ebru se voit combiné avec d’autres techniques pour lui donner une nouvelle dimension, par exemple en dessinant au crayon ou en peignant. Aujourd’hui, l’ebru se transmet et s’enseigne toujours dans des grandes villes de Turquie et surtout en Ouzbékistan, berceau de cet art, afin de perpétuer cette tradition séculaire.