Demain ou Article 1 bis au carré

« Gece yavaş yavaş geliyor. İniyor. » Ainsi commence La Nuit du grand Bilge Karasu, et continue ensuite par ces mots magnifiquement traduits en français par Alain Mascarou et Serra Yilmaz : « La nuit lentement arrive. Elle descend.

Par Ali Türek
Publié en Juin 2023

Elle a déjà commencé à remplir les creux. Une fois comblés les vides et l’obscurité étendue sur la plaine, tout virera au brun… il ne restera plus que le langage capable de vivre dans le noir, là où aucun poids, aucune présence, ne subsistent. Par un côté seulement l’obscurité ressemblera à la réalité… »

Elle est peut-être déjà arrivée, la nuit, mais on ne veut pas y croire et c’est mieux ainsi. Ce soir du 28 mai n’est pas un dimanche soir comme un autre. Il est presque minuit et je m'assois à ma table pour écrire ces quelques lignes sous l’emprise d’une légère déception. La nuit est peut-être déjà là, mais je ne suis pas triste. J’ai envie de continuer à rêver.

Je pense, à cet instant, au grand rêve d’un grand homme qui a su façonner l'Histoire il y a plus d’un siècle sur ces terres. Rien ne prédestinait son succès, mais il y avait cru et avec lui, tout un peuple. Sur les ruines d’un empire pluriséculaire ravagé par les guerres et l’ignorance, il avait su créer une nouvelle patrie, une nouvelle société et un nouvel État. Il avait su mettre la civilisation contemporaine comme seul horizon et « la paix dans le pays, la paix dans le monde » comme la plus grande devise. Cet homme s’appelait Mustafa Kemal. La république qu’il avait fondée a depuis été le fondement de tout idéal de justice, d’égalité et de progrès social. Elle a ainsi rendu possibles d’autres rêves.

Ce 28 mai n’y change rien. La Turquie a vécu un mois de mai fulgurant qui rendrait fou un observateur censé. Un millième de ses bouleversements et de tensions permanentes suffiraient à donner des vertiges à des citoyens d’un pays lambda. Mais dans cette partie du monde, ils font partie intégrante de ce curieux mélange que l’on appelle la Turquie. Et par-dessus tout, la Turquie est faite par la force de sa société multiple : tantôt par la force créatrice, tantôt par la tension dévastatrice de tous les composants de sa société…

Je me rappelle très bien de ce que j'avais écrit en août 2014. Les élections présidentielles du 10 août 2014 et le référendum de 2017 introduisant un régime hyper-présidentiel écrivaient un premier article, mais rien n’était figé. L’Article 1er de la Constitution, véritable premier article de notre contrat social, véritable loi fondamentale de notre société, serait et devrait être écrit par la société elle-même. Par courage, par espoir et par persévérance… Cet appel d’espoir, je le terminais par un simple rappel : L’Article 1 bis n’avait pas été encore énoncé. Presque dix ans après, je persiste et signe. L’Article 1er n’a pas encore été définitivement écrit. La recherche du caractère du régime constitutionnel en Turquie n’est pas arrêtée. Ce 28 mai n’y change rien.

Je disais que la République avait rendu possibles d’autres rêves. Tout comme ce grand rêve ancré dans les vers de Nazim Hikmet, l’immortel poète du turc :

« Vivre comme un arbre, seul et libre ; / Vivre en frères comme les arbres d’une forêt. / Ce rêve est le nôtre. »

Le printemps qu’on attendait tant n’est peut-être pas là, mais on ne laissera pas la nuit nous décourager. On n’en a tout simplement pas le droit.

Vive la Liberté ! Vive la République ! Ce rêve est le nôtre.