Le mardi 14 mars, au Centre culturel Atatürk (AKM), se déroula un ultime hommage à la grande pianiste Ayşegül Sarıca, l'une des plus célèbres artistes de Turquie, décédée quelques jours auparavant à l'à¢ge de 88 ans.
Durant la cérémonie à laquelle j'ai assisté, je me suis remémoré ma première rencontre avec cette grande dame de la musique, au Köşk.
Dans ce bà¢timent historique du quartier de Moda, Ayşegül Sarıca venait travailler sur son piano et y recevoir ses élèves. Elle m'avait accueillie avec un magnifique sourire. En franchissant la porte de son appartement, à la découverte de l'immense salon avec son haut plafond et ses ornements, les meubles et le gigantesque miroir mural, on avait l'impression de changer d'époque. Au cours de notre discussion, elle m'a raconté qu'elle était née dans ce même appartement et que, petite, elle était une enfant turbulente. Lorsqu'elle avait cinq ans, sa mère l'avait emmenée à un concert de piano, et à la surprise de tous, elle l'avait écouté sans bouger. Elle commença alors ses cours de piano, et depuis, cet instrument ne l'a plus quitté.
Après avoir suivi des cours au Conservatoire d'Istanbul, en 1951 et sur la recommandation de son professeur, elle se rendit en France où elle étudia au Conservatoire de Musique de Paris. Elle y suivit les cours de Lucette Descaves pour le piano, et de Pierre Pasquier pour la musique de chambre. Elle faisait ainsi partie, avec quelques autres musiciens, de la première génération d'instrumentistes turcs ayant étudié à Paris : parmi eux, la violoniste Ayla Erduran, avec qui elle est restée amie.
En 1959, elle remporta le Prix de la Ville de Paris au Concours international Long-Thibaud. Et, en 1964, après son retour en Turquie, elle se maria et eut deux enfants. Mais sa vie familiale ne l'a pas empêchée de continuer de travailler le piano et de donner des concerts, en Turquie et partout en Europe. Elle reçut alors en Turquie le titre d' « Artiste d'État » et devint soliste de l'Orchestre symphonique présidentiel. En 1975, elle fut décorée Chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres.
Parallèlement à ces concerts, elle commença aussi sa carrière d'enseignement du piano. D'abord à Ankara, à l'Université Bilkent où, à l'invitation d'Ersin Onay, elle enseigna avec son ancien élève et ami, le pianiste et compositeur Ali Darmar. Et plus tard, après la création du Centre d'Études avancées en musique de l'Université technique d'Istanbul, elle enseigna aux élèves confirmés en master et en doctorat pendant vingt ans, toujours avec son ami Ali Darmar avec qui elle a partagé la passion de la musique pendant 54 ans.
Ayşegül Sarıca disait toujours : « J'aime enseigner ». Et concernant sa méthode, elle répondait sans hésiter : « J'applique le même enseignement que celui que j'ai reçu à Paris ». Pour Ali Darmar, « Ayşegül Sarıca était exigeante, et la précision faisait partie de sa méthode d'enseignement. Pour elle, il fallait que le morceau soit parfaitement exécuté. Avec ses élèves, elle était toujours patiente. »
Selon Ali Darmar, les pianistes ont souvent des compositeurs de prédilection, et cette affinité leur permet d'interpréter à merveille ces mêmes compositeurs. Pour Ayşegül Sarıca, il s'agissait de Mozart, Schubert, Brahms et Gabriel Fauré.
En 2013, Ayşegül Sarıca était, avec Ali Darmar, membre du jury du premier Concours international de Piano Istanbul Orchestra'Sion. Elle m'avait alors dit : « Ce concours international est particulièrement appréciable pour deux raisons : d'une part, il a permis aux candidats turcs de voir quels étaient le niveau et la manière de jouer des pianistes des autres pays. D'autre part, il a permis de faire connaître plus largement les compositeurs turcs de musique classique. » Par la suite, elle devint membre du jury de présélection du concours.
La cérémonie d'hommage à cette illustre pianiste fut particulièrement émouvante, par les discours de ses élèves qui m'ont rappelé les propos du pianiste Bruno Rigutto : « Quand j'ai commencé au conservatoire, je ne jouais pas très bien, alors mon professeur a demandé à l'une de ses élèves, qui était particulièrement brillante, de me donner des leçons durant un an. C'était Ayşegül Sarıca, à qui je dois beaucoup. C'est une grande pianiste. »
La cérémonie touchait à sa fin. Je vis la pianiste Süher Pekinel monter sur scène et saluer, en larmes, respectueusement, la grande pianiste Ayşegül Sarıca.
Quelques jours après, lors d'une conversation téléphonique, Ali Darmar me dit : « J'ai toujours envoyé mes élèves les plus brillants à Ayşegül Sarıca afin qu'ils puissent se perfectionner auprès d'elle. Et elle a toujours soutenu ces jeunes pianistes prometteurs et leur a transmis son savoir. Elle a eu une vie bien remplie. »
Je garderai de cette grande pianiste son extraordinaire musique, son sourire lumineux, son infinie gentillesse et sa très grande modestie.