Jamais, je n'oublierai cette fin de mai de 2013. Un arbre résistait et un mur s'effondrait.
Sorti du cabinet à Bebek où je faisais mon stage d'avocat, j'avais retrouvé mes amis de Galatasaray pour rejoindre la place Taksim. La foule était immense. Jamais je n'ai vu, par la suite, une telle marée humaine. Les ruelles remontant vers Taksim étaient noires de monde. Des milliers de gens, de tout horizon social, politique, professionnel, jettaient un cri pour préserver un petit parc urbain contre la volonté de destruction d'un pouvoir de plus en plus autoritaire.
Depuis, le nom de ce parc vers lequel tous les cortèges affluaient a marqué les esprits. C'était le « Gezi ». C'était ma première manifestation, c'était mon dernier été à Istanbul avant de commencer la plus belle aventure de ma vie, celle que j'ai choisi de construire à Paris.
Depuis, j'ai étudié, travaillé, voyagé, aimé et j'ai écrit. Me retrouvant dans le fameux dilemme merveilleusement formulé par Barthes, je me suis gardé loin de toute action politique. Évoquant la vie de Pierre Loti à Istanbul, Barthes parlait d'une « forme fragile de transition, de passage » et décrivait avec subtilité, dans sa préface pour Aziyadé, ce moment intermédiaire de dépaysement entre « l'ivresse éthique et l'engagement national ». Cette troisième zone, le séjour, dans laquelle on n'est ni un simple touriste ni un national, mais un résident. « Un résident ne devrait pas dire ça ». Tel a été mon mot d'ordre.
Les deux fois où je l'ai brisé, les deux fois où j'ai marché dans la rue, c'était en janvier 2015 et en septembre 2022. L'un était un hommage aux victimes du terrorisme de janvier 2015. Défendre la liberté d'expression, d'être « Charlie » étaient alors pour moi un devoir humain, universel. La deuxième fois, c'était la grande marche pour le climat, celle contre l'irresponsable inaction politique face au dérèglement climatique. Là encore, je pensais être dans mon devoir humain et universel. C'était tout.
Observateur attentif, passionné par la politique, je trouvais délicat de prendre parole ou position lorsqu'on vit dans un pays étranger. Mais je m'interrogeais. Cela faisait longtemps que je ne pouvais plus être dans « l'ivresse éthique » d'un touriste, dans ce pays que j'aime passionnément, où j'ai fondé un foyer avec la personne que j'aime le plus au monde, dans un pays où j'ai étudié, où je je travaille, me repose, me soigne et où je m'éclate de bonheur. Avais-je pourtant le droit à un engagement politique national alors que ma vie parisienne était annuellement suspendue à une décision préfectorale ? Je me suis longtemps posé la question. Puis, il y a eu un moment de bascule, peut-être un cumul, où j'ai décidé de rejoindre la marée humaine.
C'était contre la réforme des retraites, et c'était non pas tant sur le fond, mais après le passage à la force de la politique qui en dit long sur la manière de gouverner et l'état de démocratie : atteinte à la sincérité du débat parlementaire et détournement d'une procédure constitutionnelle, d'une part ; refus du dialogue social et mépris de l'action collective qui devraient, pourtant, être constitutive d'une citoyenneté et complémentaire de la vie démocratique, d'autre part...
Cela, c'est tout simplement le souhait de ne pas revivre ce que j'ai connu aux bords du Bosphore ici aux Quais de Seine, et de ne pas écrire, plus tard, des rapports banals de droit constitutionnel comparé au sens inverse.
Faire partie d'une marée humaine... J'en avais non seulement le droit, mais aussi le devoir !
Jamais, je n'oublierai cette fin de mars 2023.