Licenciements massifs, usines qui ferment : la France au bord de la fracture sociale (Un article de Jules Pissembon)

La claque est brutale. « Arrivés jeunes et motivés, largués usés et abîmés : vous nous devez plus que des discours et de la charité. » Ce message, tagué près de l'usine Michelin de Cholet, résume l'amertume des ouvriers au lendemain de l’annonce de fermeture par le groupe. Une amertume qui dépasse largement les murs de l’usine et s’inscrit dans un contexte de désindustrialisation accélérée en France.

Par Aujourd'hui la Turquie
Publié en Mars 2025

Le couperet est tombé le 5 novembre dernier : Michelin confirme la fermeture définitive de ses sites de Vannes et de Cholet, condamnant 1 254 salariés au chômage. Une décision qui s’ajoute à une vague de licenciements d’une ampleur inédite. Selon Trendeo, 61 879 emplois ont été supprimés en 2024 dans l’industrie manufacturière, le commerce et les transports. Valeo (868 postes supprimés), Auchan (2 389), Bosch et bien d’autres grandes entreprises ont annoncé des restructurations massives. « On a plus de fermetures que d’ouvertures de sites industriels sur le deuxième semestre 2024 », constate Emmanuel Duteil, directeur de la rédaction de L’Usine Nouvelle. Les chiffres du chômage confirment cette tendance. Entre juin et décembre 2024, la France a enregistré 300 000 nouveaux demandeurs d’emploi. La DARES rapporte une hausse globale de 2,3 % du nombre de chômeurs en catégorie A, B et C sur un an, touchant particulièrement les actifs de moins de 50 ans. « On n'est pas encore au niveau de la crise des subprimes, mais l’atmosphère qui règne dans le secteur industriel s’en rapproche dangereusement », alerte David Cousquer, cofondateur du cabinet Trendeo. En première ligne, les sous-traitants et fournisseurs, moins médiatisés que les grandes multinationales mais tout aussi menacés par les faillites en cascade.

À l'échelle nationale, de nombreuses voix s'élèvent pour dénoncer une stratégie délibérée de Michelin et des autres grandes entreprises qui vise à privilégier les sites à faible coût et à maximiser les marges, comme le regrette Gilles Bourdouleix, maire de Cholet. André Chassaigne, député communiste du Puy-de-Dôme, critique également le choix du géant du pneu de se recentrer sur le haut de gamme au détriment de la production de masse. En outre, Michelin a largement répercuté la hausse des prix des matières premières et de l’énergie, quitte à sacrifier certaines ventes. Résultat : des bénéfices record en 2023 (2 milliards d’euros), mais une production moins soutenue. Florent Menegaux, président du groupe, justifie cette stratégie sans ambiguïté : « L’équation n’était plus tenable, en raison de la chute des ventes automobiles en Europe, de la concurrence chinoise et de la perte de compétitivité en Europe depuis la crise de l’énergie. » Selon lui, « aujourd’hui, l’Europe est deux fois plus chère que la Chine, [...] et même quatre fois avant la baisse du coût de l’énergie. » Cette position, difficile à accepter pour les travailleurs français, contraste fortement avec les engagements passés de Michelin, autrefois perçu comme un champion du capitalisme responsable et social en France, et parmi les premières entreprises à mission du pays. Cette position d’un groupe industriel de l’envergure de Michelin est douloureuse, d’autant que l’entreprise affiche une excellente santé financière. En 2024, Michelin verse des sommes record à ses actionnaires – plus de 1,4 milliard d’euros. Rappelons également qu’elle bénéficie massivement des aides publiques : 65 millions d’euros d’exemptions fiscales au titre du Crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), 42 millions via le CIR en 2023, et plusieurs millions d’euros en 2020 pour le chômage partiel. Ce contraste entre des performances financières exceptionnelles, un soutien public massif et des plans sociaux entraînant la suppression de milliers d’emplois suscite des interrogations et alimente une méfiance croissante envers ces grandes entreprises. M. Bourdouleix est catégorique : « Il y a trop d’aides publiques aux entreprises. [...] Une fois les subventions accordées, il reste très peu de leviers pour récupérer cet argent public. Michelin s’est enrichi et se moque du sort des salariés. Ce sont des voyous. »

Le 5 novembre, jour de l’annonce des fermetures d’usines, Michel Barnier, alors Premier ministre, déclarait vouloir « savoir » comment les groupes avaient utilisé « l’argent public qu’on leur a donné ». Le lendemain, Maud Bregeon, alors porte-parole du gouvernement, affirmait que l’exécutif n’avait aucune intention de demander le remboursement des aides publiques versées au groupe Michelin. Une déclaration qui a enflammé les débats sur la dérive du CIR à l’Assemblée nationale. Réformé en 2008 pour attirer de la valeur ajoutée industrielle dans le pays, le CIR a vu ses dépenses exploser sans réellement stimuler l’emploi. Les contrôles sont rares, peu rigoureux et facilement contournables. Le 6 novembre, Marianne Maximi, députée LFI de Clermont-Ferrand – berceau historique de Michelin – a interrogé les élus nationaux sur la nécessité d’imposer des contreparties aux grandes entreprises qui « perçoivent des aides importantes, mais laissent sur le carreau des centaines, voire des milliers de familles. » Elle a souligné qu’en dépit des millions d’euros de subventions publiques, l’effectif Michelin à Clermont-Ferrand est passé de plus de 30 000 salariés dans les années 70 à seulement 9 000 aujourd’hui. La députée a également dénoncé le double standard entre les contrôles appliqués aux foyers bénéficiaires d’aides sociales et ceux (quasi inexistants) imposés aux grandes entreprises : « On exige des ménages qu’ils remboursent les aides s’ils ne remplissent pas les conditions requises, mais on n’a aucune exigence vis-à-vis des grandes entreprises. Voilà le vrai problème aujourd’hui. » Depuis, la colère ne cesse de monter. Le 22 janvier, près de 1 000 militants de la CGT se sont rassemblés devant le ministère de l’Économie, dénonçant l’inaction du gouvernement face aux 300 000 emplois supprimés ou menacés. Sophie Binet, secrétaire générale du syndicat, dénonce « l’hypocrisie » du gouvernement, rappelant que la liste des plans de licenciements avait été remise dès octobre à Michel Barnier, puis à François Bayrou en janvier, sans réponse concrète.

Un immobilisme qui noircit le tableau. Les perspectives de croissance pour 2025 sont revues à la baisse, avec une prévision ramenée à 0,9 % contre 1,1 % initialement attendu. Parallèlement, la hausse des défaillances d’entreprises s’accélère, avec un risque de 68 000 faillites cette année, menaçant quelque 240 000 emplois supplémentaires.

Alors que l’exécutif prône des politiques d’austérité pour financer ces largesses fiscales envers le capital, ce sont les ménages et les services publics qui se voient contraints de se serrer la ceinture, ce qui affecte sensiblement le niveau de vie moyen des Français. Une réalité qui pourrait bien pousser les pouvoirs publics à exiger des contreparties en échange de ces milliards d’aides.