« Il faut tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler », « Quand on parle du loup, on en voit la queue », « Le mieux est l’ennemi du bien », « L’enfer est pavé de bonne intentions »… Par de multiples adages et proverbes, la sagesse populaire nous met en garde contre le manque de mesure, les dérives du raisonnement et les outrances du langage.
Or, dans un contexte national et international de plus en plus préoccupant, on constate que la pensée et la parole sont tombées malades de démonstrations à l’emporte-pièce, de jugements a priori et d’arguments manichéens. Il est en effet difficile d’allumer un poste de télévision ou de lire les publications sur les réseaux sociaux sans découvrir des discours dévoyés qui n’ont comme dénominateur commun que de déverser des flots d’exécration de celui ou celle qui pense différemment, que ce soit sur les sujets du quotidien ou sur des causes vitales engageant l’avenir de toute l’humanité. Plus aucun débat privé ou politique ne semble possible sans arguments fallacieux, manifestations de mépris, excès de parole voire mensonges éhontés de tous bords.
La logique, qui prônait le discours rationnel, semble souvent bafouée. Par exemple, la défense des idées, même honorables, ressemble de plus en plus à de la propagande où l’on martèle le même slogan du matin au soir jusqu’à plus soif. Mon métier de professeur m’a pourtant appris que lorsqu’on veut faire adopter une thèse ou enseigner un concept, il faut agir avec prudence et ne jamais « dépasser la dose », faute de quoi on provoque le rejet voire l’effet inverse. Un groupe de sensibilisation à la drogue nous avait même expliqué que c’était dans les lycées où l’on avait mené de grandes actions récurrentes contre la toxicomanie que l’on avait recensé le plus d’utilisateurs de stupéfiants dans les années suivantes ! En outre, on peut remarquer une intéressante inversion des valeurs : les bellicistes sont à la mode, les pacifistes, par une comparaison erronée avec la Deuxième Guerre mondiale, se font traiter de « collabos », comme si vouloir que les dirigeants de la planète œuvrent pour la paix au lieu de fabriquer des armes pour entretenir les guerres équivalait à prendre le parti de telle ou telle grande puissance. Enfin, le deux poids deux mesures est devenue monnaie courante, un acte commis par « X » est dénoncé par toute la planète mais le même commis par « Y » est présenté comme légitime. Le résultat de tous ces raisonnements fallacieux est que l’on assiste impuissants à une multiplication anarchique des violences dans le monde, souvent teintées de connotations ethniques ou religieuses : attaques au couteau, vandalisme sur des églises, des synagogues ou des mosquées, insultes à caractère raciste, antisémite, antimusulman, antichrétien, tout y passe. C’est un peu comme si un monstre endormi se réveillait tout à coup, nourri et régénéré par un venin pernicieux que l’on distille quotidiennement.
Alors, si l’on pouvait « raison garder » et recommencer à réfléchir honnêtement, avec notre intelligence et pas avec nos émotions immédiates, on pourrait peut-être, si ce n’est pas trop tard, éviter de sombrer dans la barbarie qui risque de s’installer progressivement sur notre planète. Est-ce que ceux et celles qui nous abreuvent du matin au soir de paroles hyperboliques dont la surenchère ne fait que jeter de l’huile sur le feu et attiser l’immodération des « autres », quels qu’ils soient, veulent d’un monde futur gangréné par de perpétuelles guerres civiles, où l’on ne pourra plus sortir de sa maison sans redouter le pire, où chacun vivra dans l’épouvante ? Ou d’une guerre mondiale qui se soldera par l’usage des armes atomiques ? Je me souviens d’un texte de Jean Le Rond d’Alembert dans le Dialogue entre Descartes et Christine de Suède aux Champs- Élysées, où celui qui fut l’un des piliers de L’Encyclopédie rappelait que, lors d’une guerre rapportée par Tacite, un philosophe qui avait tenté de prôner la paix en s’interposant entre les belligérants pour les convaincre de mettre bas les armes, avait été roué de coups. On en est là : la pensée et le discours humaniste se sont cassé le nez… Il est grand temps de se souvenir des règles de la rhétorique d’Aristote, de rétablir la philosophie et le raisonnement. Car « c’est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher » nous disait le même Descartes. Sinon, on tombera tous dans l’abîme de nos démesures où ne nous attend que l’enfer…