Vous connaissez forcément une personne ou une fratrie, turque ou non, ayant été élevée dans une grande ville et ayant principalement grandi dans l’appartement familial. Ce phénomène très présent dans les métropoles turques porte un nom spécifique : « apartman çocuğu », comprenez « enfant d’appartement », et est lié à l’histoire des villes et aux priorités parentales.
L’apartman çocuğu, antonyme de l’enfant de la rue, est un enfant dont les parents ne veulent pas qu’il sorte jouer sur la voie publique, ou essaient de limiter ces sorties au strict minimum (aller à l’école par exemple). L’apartman çocuğu ne connaît en effet presque que l’école en dehors de chez lui, du fait de son éducation. S’il veut sortir, il doit demander une autorisation à ses parents, lesquels l’octroient peu, en comptabilisant les droits de sortie de chacun des enfants de la famille sans que jamais l’un d’entre eux n’ait plus de droits que les autres. Autrefois, il lisait et s’adonnait surtout à des activités comme la cuisine ou la peinture. Désormais, il passe la majeure partie de son temps devant différents écrans, le premier historiquement étant la télévision. L’essor des plateformes de streaming et la pandémie de la Covid-19 avec ses confinements ont achevé d’entériner les pratiques numériques des enfants d’appartement.
L’émergence de l’apartman çocuğu s’est faite progressivement au cours des dernières décennies. Ainsi, les deuxième et troisième générations précédentes ont été des charnières pour ce changement de vie et d’éducation des jeunes. Jusqu’aux années 1960 et 1970, dans chaque quartier des villes, les jeunes avaient l’habitude de se retrouver pour jouer à l’extérieur. Dans une ambiance presque villageoise, la spontanéité était reine de l’amusement dehors. La rareté des véhicules motorisés sur la chaussée contribuait à configurer un environnement propice aux piétons. En plus, l’autorité parentale estimait souvent plus simple que les enfants aillent jouent à l’extérieur : ils salissaient moins le logement, et il n’y avait pas à s’en occuper.
Mais dans la deuxième moitié du XXe siècle, l’urbanisation évolue à grande vitesse et les villes se métamorphosent pour accueillir les voitures et un nombre croissant de nouveaux habitants. L’ambiance de la ville n’est plus villageoise et chaleureuse, à part dans certaines zones : c’est devenu une atmosphère de masse qui perd les piétons au milieu des immeubles, des bus et des voitures. La voie publique, auparavant lieu de détente, d’amusement et de rencontre, est dorénavant un espace de transit, le chemin pour se rendre d’un point A à un point B.
Désormais, les personnes qui vivent dans la rue ne sont plus les « monsieur et madame Tout-le-monde », ils sont ceux qui n’en ont pas eu le choix, soit parce qu’ils mendient, soit parce qu’ils y travaillent illégalement. Les habitants ont maintenant le sentiment que la rue est dangereuse et mal fréquentée, entre pickpockets, délinquance, mauvais conducteurs et manque d’hygiène. En Turquie, des rumeurs fausses mais populaires ont traîné pendant des années pour stigmatiser des populations qui leur serviraient de bouc émissaire, comme les Syriens récemment immigrés. Ces derniers ont dû supporter le poids de stéréotypes xénophobes infondés, comme l’idée qu’ils véhiculaient des maladies graves et contagieuses.
Les jeunes qui vivaient dans la rue par le passé et qui sont devenus adultes et parents ont donc choisi, du fait de différentes peurs, d’élever leurs enfants sur un tout autre modèle que le leur. En fait, les parents sont aussi devenus des apartman çocuğu, encouragés par le confort des écrans à la maison. « Netflix & Chill » est par exemple une activité en soi pour les citadins…
Pour lutter contre les habitudes de confinement des enfants turcs, des livres à destination des jeunes ont d’ailleurs été publiés sur le sujet. Şebnem Güler Karacan a écrit des ouvrages aux éditions Erdem Çocuk sur ce mode de vie, en particulier en période de vacances et en dehors de l’école. La Turquie étant un pays dont la population s’entasse majoritairement dans les métropoles comme Istanbul et Izmir, une part importante de ses jeunes sont donc des enfants d’appartement, et l’autrice a cherché à pointer ce phénomène.
En clair, il arrive que l’apartman çocuğu vive avec des relations sociales limitées et des activités redondantes insuffisantes pour son développement. S’il devait certes être protégé des actuels dangers de la rue, cet enfant pâtit parfois d’un manque de liberté.