C'était une période étrange, difficile... Le soleil se levait bien sûr sur Moda, avec le spectacle sans pareil d'Istanbul, la ville-empire.
Mais le temps était à la pandémie, le futur incertain ; ce spectacle naturel de la ville et de la vie, incertain...
Loin paraissaient alors les moments de rencontre et de convivialité, les proches, même entre les membres d'une même famille... Mais une personnalité de la littérature, de la culture turque, faisait peu de cas de ces contraintes. C'était un homme du peuple, un homme du peuple d'Istanbul. Il était Istanbul...
C'est avec une tristesse sincère que j'ai appris le décès de Mario Levi. Je l'ai rencontré durant ces périodes étranges et difficiles, toujours à Moda, où l'on voit la lumière du soleil d'une façon si particulière.
C'était un écrivain d'une grande richesse, au bagage linguistique et culturel sans pareil. Il affirmait : « S'il faut être quelque chose, je suis juif, turc, stambouliote et écrivain. »
En fait, il était avant tout un citoyen du monde, celui d'une ville qu'il proclamait sienne. Et il vivait aussi les langues qui étaient les siennes. Il était l'un des rares connaisseurs de la langue et de la culture françaises en Turquie. Au début des années 1980, il se fit connaître avec un livre sur Jacques Brel : Jacques Brel : Bir Yalnız Adam (Jacques Brel un homme seul). Ce livre lui permit de remporter le prix Haldun Taner de récit.
Comme il était doté d'une connaissance exemplaire de la langue de Molière, on lui demandait pourquoi il n'écrivait pas en français... Sa réponse était une ode à la langue turque. « Ma patrie profonde, c'est le turc », disait-il. Il avait choisi cette langue parce qu'elle était la sienne. Il déclarait ses amours en turc, il jurait en turc, il jouait en turc quand il était enfant...
Avec grandes précision et mélancolie, il reflétait un passé révolu. Mais c'est notre présent qu'il préférait, malgré ses problèmes.
Il était juif, turc, stambouliote de Kadıköy tout à la fois, et aucune de ces identités ne faisait obstacle à l'autre. Il aurait pu être, dans ces temps sombres que vit le Moyen-Orient, un trait d'union entre les diverses communautés et religions qui s'entretuent farouchement. C'était un homme convaincu de la vie, pas de la mort. Un homme de paix, et non de désaccord. Mais l'aurait-on écouté ? Probablement non...
Mario Levi était bien un homme aux mille facettes... Je ne résiste pas au plaisir d'évoquer sa passion pour Fenerbahçe. Il était de Kadıköy... Dans un reportage accordé en 2016 au journal Cumhuriyet qui lui demandait quel club il supportait, il répondit : « Je ne vous ai pas dit que j'étais de Kadıköy ? J'ai un attachement particulier pour Fenerbahçe. Je suis un peu un fanatique de Fenerbahçe. Quand nous perdons un match, je ne parle à personne. Après une défaite, la télé s'éteint et je m'en vais dormir... »
Faites de beaux rêves, Mario Levi, mais n'oubliez pas : on s'était promis de boire une bouteille de vin chez nous, à Moda. C'est une partie remise...
Eren M. Paykal