L'expertise et l'illusion... Notre vie tient à l'effort de l'expert. Son métier exige un haut degré de savoir, de technique et de précision. Il remplit une fonction sociale fondamentale.
Mais, au fond du travail d'un expert, n'existerait-il pas une petite lueur d'illusion ? Petit à petit, le détail deviendrait grand, l'accessoire deviendrait le principal et le plus insignifiant deviendrait le tout.
Le patchwork auquel les juristes se confrontent quotidiennement en est un merveilleux exemple. La toile du juriste est tissée de motifs incompréhensibles aux yeux du commun des mortels : articles de loi, codes, commentaires, décisions de justice. Un grand îlot de normes au milieu duquel le grand technicien se trouve coupé de tout contact avec la vie. Un paragraphe caché dans une jurisprudence sauve tout. Un article devient la clé de tout. Or, ce détail qui devient le tout est peut-être le grand piège qui attendrait le droit pour le rendre aveugle au reste, à l'essentiel.
Dans les bancs de l'Université Galatasaray à Istanbul, il nous arrivait d'assister aux cours magistraux au grand auditorium. Les pas de nos professeurs étaient lourds, leur voix graves... Sous le regard sévère du fondateur de la République, tout était solennel. On se formait, on devenait, note par note, des juristes tout-puissants. Un jour, c'est là que j'ai aperçu en droit, pour la première fois, une symphonie. J'ai senti qu'un article de loi ne pourrait avoir de sens que dans son rapport avec un ensemble plus grand que lui-même. Un code devrait faire partie d'un tout pour remplir une fonction plus grande que lui-même. Et tout en haut de l'échelle, une constitution devrait être plus qu'un mélange d'articles et de paragraphes. Une constitution devrait être le plus beau morceau d'une symphonie. Longue et complexe partition composée de mille instruments et notes, mille voix et rythmes, elle devrait donner le ton à une société.
Pensez un instant à l'histoire constitutionnelle de la France. Elle qui n'a pas été un long fleuve tranquille a connu quinze constitutions. Cette République est la Cinquième. Sa Constitution qui fête cette année ses 65 ans a été modifiée à vingt-quatre reprises. L'illusion technique démolirait cette grande architecture article par article et y trouverait des éléments de continuité ou de rupture, de ceci ou cela. Or, cela risquerait de passer à cà´té de la grande symphonie constitutionnelle qui vous proclamerait solennellement une tout autre musique.
Combien de décennies a-t-il fallu pour que la République s'impose dans le paysage politique français, pour qu'elle soit si largement acceptée ? Après combien de régimes ? Et quels soubresauts entre la monarchie, la république, l'empire... Roi, empereur, président, assemblées, exécutifs...
Le réponse serait dans les premières notes de la symphonie et non dans les coins perdus des labyrinthes techniques. Vous sifflant la véritable identité du Maestro, les tous premiers mots du préambule de la Constitution de 1958 vous dévoileraient les notes les plus spectaculaires : « Le peuple français proclame solennellement son attachement aux droits de l'homme et aux principes de la souveraineté nationale, tels qu'ils ont été définis par la déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946, ainsi qu'aux droits et devoirs définis dans la Charte de l'environnement de 2004. ». La Cinquième République, qui bat le record de longévité sur ce long chemin, est, avant tout, l'héritière d'une grande histoire révolutionnaire. Le ton est là .
« Nul n'est censé ignorer la loi », dit le célèbre adage. Plus important encore, il faut, en toute harmonie, savoir l'écouter.
Ali Türek