Le conte de Kars

​Le 23 décembre dernier, j’arrive à Kars accompagné de deux amies, Seval Erol et Inci Kimyonşen.

Par Dr. Mireille Sadège
Publié en Mars 2024

Notre hôtel Büyük Kale est situé en plein centre historique. Nous partons à la découverte de la ville. Une longue avenue bordée de larges trottoirs, longeant des bâtiments historiques, nous mène à une grande place au pied de la citadelle de Kars qui surplombe la ville au sommet d'une colline rocheuse. Nous empruntons le chemin vers le sommet de la citadelle mais à mi-chemin, la neige commence à tomber et nous oblige à redescendre. Très vite, le pont en pierre, les monuments historiques de la place sont recouverts de neige. La nuit commence à tomber sur ce décor blanc, et les magnifiques bâtiments d’influence architecturale russe s’illuminent. Nous avons l’impression de nous trouver dans un univers de conte, que nous nommons le conte de Kars. 

Réputée pour ses hivers rudes, ses chutes de neiges et ses températures glaciales, la ville de Kars est située aux frontières de l’Iran et de l’Arménie, à la jonction de nombreuses cultures : arménienne, caucasienne, russe et turque. La ville abrite donc un grand nombre de bâtiments historiques qui témoignent de ces influences. Ce patrimoine architectural est restauré et, magnifiquement illuminé, offre un paysage somptueux. L’attrait touristique de la ville ne cesse de grandir et attire de très nombreux visiteurs, grâce aussi au fameux train Express de l’Est en hiver. À proximité de la ville de Kars, on peut aussi visiter les ruines d’Ani, le lac gelé de Çıldır sans oublier les pistes de ski de Sarıkamış… 

Côté gastronomie, la ville est connue pour son fromage de Kars, mais aussi son plat traditionnel : le plat de l’oie. En dégustant ce plat, j’ai eu l’occasion de faire la connaissance de la propriétaire de Kaz evi (la Maison de l’Oie), Nuran Özyılmaz. Originaire de Kars, elle nous a raconté son histoire : un autre conte, celui de sa vie de femme d’affaire. 

« Quand j’ai obtenu mon diplôme en 1974 du lycée spécialisé en commerce, seules les familles fortunées de Kars envoyaient leurs filles à l’école. En 1976, j'ai épousé mon cousin par mariage arrangé, et j'ai eu mon premier enfant en 1977. Je suis mère de quatre filles. Mais ici, le fait de ne pas avoir de fils était problématique : mon mari nous a délaissées et ne s’est plus occupé de nous. J’enviais mes camarades de l’école qui travaillent, car je devais rester à la maison alors que mon mari dépensait librement son argent à l'extérieur pour ses plaisirs. J'ai été exposée aux violences physiques, psychologiques et économiques. J'ai vécu la vie d'une prisonnière. En 1990, j’ai vendu mes bracelets en or et j’ai commencé la vente d’articles de mercerie, notamment de la dentelle qui était très à la mode. Mon commerce était bien sûr à mon domicile, je ne pouvais pas travailler ailleurs. Puis, j'ai embauché deux tricoteuses, car cette activité rapportait plus d'argent. Face à l’augmentation des commandes, j’ai économisé pour acheter d’abord une première machine à tricoter, puis une seconde. Mes filles allaient à l’école et m’aidaient également. Mon mari ne s’occupait de rien, toute la responsabilité des enfants m’incombait.  Mais j’étais ravie et satisfaite car les affaires marchaient bien, alors j’ai loué un local près de la maison.

En gagnant de l’argent, j’ai pu subvenir à mes besoins, et j’ai pu ainsi acheter ma liberté. En 2006, j'ai compris que le métier était passé de mode, le tricot était devenu obsolète et coûteux. Alors mes filles m’ont suggéré d’ouvrir un café, ce que j’ai fait en y proposant aussi des plats faits maison. C’était une boutique à quatre tables et j’y travaillais dans des conditions très difficiles, mais l’affaire marchait bien. Et c’est là que je me suis rendu compte qu’il n’y n’avait pas à Kars de restaurant proposant des spécialités locales. Alors, j’ai loué un local plus grand et mieux équipé dans un immeuble rénové, et j'ai fermé la mercerie. 

J’ai décidé de consacrer ce restaurant au plat traditionnel local : le plat d’oie, et de l’appeler « la Maison de l’Oie ». Mais très vite, j’ai été confrontée à un problème d’approvisionnement en oies, car ce plat tombait dans l’oubli et on ne pouvait plus se procurer d’oies dans le commerce. Alors, j’ai recherché des paysannes qui en possédaient encore. Les affaires marchant bien, un véritable enthousiasme pour l’élevage des oies est né chez ces fermières. J’ai ainsi pu contribuer à valoriser le travail des femmes dans l’économie locale. Nous avons fondé en 2007 la Maison de l’Oie, qui est vite devenue un lieu fréquenté par les professionnels du tourisme, les guides et les agences. En 2009, les Nations Unies m'ont invitée en Espagne. J'y suis allée et j'ai vu que le créneau y était davantage valorisé. Alors, je me suis fixé un objectif. En 2011, j'ai fait un projet pour les Nations Unies : celui de l’oie durable à Kars. 

J'ai fondé l'association en 2010, et y ai bien sûr fait adhérer les éleveuses d'oies, auxquelles j’achète leurs produits. Ces éleveuses sont heureuses de travailler et de gagner de l'argent. Je considère mon entreprise comme une école : j'ai commencé sans rien, mais j'ai touché la vie de tant de gens… Ceux qui ont compris que l’oie rapportait de l’argent se sont tournés vers ce produit et ont commencé à faire son élevage. À Kars, l’oie contribue donc au développement des zones rurales.

Ainsi, je suis une femme entrepreneuse qui a commercialisé un plat local et traditionnel qui contribue désormais au tourisme dans cette région. En 2014, le quartier au pied de la citadelle était délaissé, mal fréquenté, et les bâtiments en ruine. Je n’avais pas d’argent et les banques n'accordaient pas de prêts. Mais j’avais le projet touristique le plus réussi de la région. J’ai restauré un bâtiment historique sur le point de s'effondrer, et j'y présente des plats locaux. Après mon arrivée ici, les commences ont été ouverts, et l’État a restauré les autres parties. Nous sommes donc devenus un modèle. En restaurant ce bâtiment et en m'installant ici, j'ai encore une fois innové, et cette fois tout le monde a commencé à visiter ces lieux et le commerce s’y est développé. De nos jours les réseaux sociaux deviennent très importants, mais pour moi, c’est la satisfaction du client qui reste primordiale, l'objectif premier de notre entreprise. En 2013, ma réussite a été publiée sur la page de l'UNESCO. Lors du concours des femmes entrepreneurs de Turquie en 2015, je suis devenue la femme entrepreneur faisant la différence dans la région. »