Nilüfer et Annie Ernaux

Le 16 octobre dernier à Paris, 140 000 personnes, à l'appel de Jean-Luc Mélenchon, sont descendues dans la rue pour protester contre l'augmentation de l'inflation et du coût de la vie. Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022, qui depuis 1968 observe avec acuité les changements sociétaux du monde, et tout particulièrement ceux de la deuxième décennie des années 2000, était-elle aussi aux avant-postes de l'action.

Par Dr. Hüseyin Latif
Publié en Novembre 2022

Au cours des années 70, notre famille possédait un tourne-disque pour vinyles 33 et 45 tours, avec un revêtement extérieur en plastique vert. Une platine que ma mère a vendue plus tard, je pense. Nostalgie… J'ai toujours scruté les vitrines des antiquaires dans l’espoir de la retrouver, d’autant que c'est à la mode en ce moment !

C'était pendant mes années de collège. La chanson de Nilüfer, « Le monde tourne », flottait sur toutes les ondes en Turquie. J'étais un grand fan, comme les jeunes de mon âge. Le titre signifiait la « rotation du monde » au sens géographique du terme. Mais à cette époque, je ne pouvais pas comprendre pleinement ce que signifiaient les paroles de cette chanson.

Dünya dönüyor sen ne dersen de / Yıllar geçiyor fark etmesen de / Dünya dönüyor sen ne dersen de / Yıllar geçiyor fark etmesen de… [1]

Nilüfer a reçu le « Prix du chanteur de l'année » en 1973 avec cette chanson dont les paroles et la musique étaient signées Tuğrul Dağcı.

« Le monde tourne » tourne toujours dans nos mémoires…

* * *

L'écrivaine française Annie Ernaux a reçu le prix Nobel de littérature 2022 à l'âge de 82 ans. Elle est le 16e écrivain français à être couronné du Nobel ‒ et la 17e femme seulement, sur 119 Nobel de littérature. C’est la consécration suprême pour une écrivaine intimiste et engagée pour qui l’écriture est un travail constant, exigeant, de genèse d’une œuvre au confluent de « la littérature, la sociologie et l’histoire ».

Intimiste, car l’autrice décrit ses expériences de vie dans ses romans ; c’est une introspection fondée sur l’étroite exactitude du souvenir, d’une précision épurée, portée par une langue volontairement neutre et sans artifice. Une mise à nu, sobre et sincère.

Engagée : au départ donc d’une histoire, la sienne, de l’analyse fine de ses racines, Annie Ernaux tient à exposer la structure socio-économique et culturelle d'une époque, et plus particulièrement la condition humaine dans les milieux défavorisés. Elle nous fait alors accéder à des émotions, des sensations communes, dans un contexte d’évolution du monde et des valeurs sociétales au fil des décennies. Se faisant, elle cherche à « rester dans la ligne des faits historiques, du document ». Il s’agit en fait de  « sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais », de découvertes de vérités communes. Là, Annie Ernaux touche à l’universel. Le narrateur individuel devient collectif, « nous ». C’est ainsi que le lecteur que je suis, comme tant d’autres, se retrouve en immersion, dans un processus de compréhension de toute une époque…

Et quelle époque ! C'était une période telle qu'elle a influé sur la structure sociologique actuelle de la France. Annie Ernaux nous le fait comprendre, sa démarche est de regarder toujours en arrière pour raconter et étayer le présent, pour comparer les époques, les enterrer ou au contraire, les déterrer. « Écrire est un présent et un futur et non un passé», déclare-t-elle en préface de son ouvrage Écrire la vie. Les livres d’Annie Ernaux : une sorte de calcul, de revivre ou de pouvoir mettre fin à l'interruption…

Car Annie Ernaux est une femme de conviction, portant publiquement ses opinions politiques.

 En 2018, elle signe un manifeste du journal Libération pour soutenir le mouvement des Gilets jaunes et indique son désaccord avec la politique sociale du gouvernement de l’époque. Dès 2012, membre du Parlement de l'Union populaire, elle avait déclaré son soutien à Jean-Luc Mélenchon, alors candidat à la présidentielle. Idées symétriques, éloges mutuels… Après l’attribution du Prix Nobel de Littérature 2022 à sa camarade, le chef de La France Insoumise a d’ailleurs déclaré par tweet : « Annie Ernaux, Nobel de littérature. On en pleure de bonheur. Les lettres francophones parlent au monde une langue délicate qui n'est pas celle de l'argent. »

Et Annie Ernaux engagée, qui se définit elle-même comme « transfuge de classe », ne s’y trompe pas : elle reconnaît en cette distinction suprême « un très grand honneur » et « en même temps, une grande responsabilité ».

Comme tant d’autres, j’ai souvent été sceptique à propos des critères d’attribution des Prix Nobel. Car le Nobel, qui, je pense, a depuis plusieurs années été décerné pour un soutien ou une recherche politique, nous amène régulièrement à nous interroger s'il délivre enfin un message nouveau et justifié. Fini le temps où l’on attendait des romanciers qu’ils réinventent la fiction romanesque. Cette année, alors que l’Europe ébranlée voit vaciller ses certitudes, le Nobel semble sacrer une autrice qui raconte sa vie, la singularité d’une artisane du langage…

Mais il est clair que cette œuvre qui paraît opiniâtrement intime, sans artifice, rejoint l’universel par son absolue sincérité, et surtout sa démarche. L’autrice décortique les superpositions entre passé et présent, la dialectique constante des mémoires individuelles et de la mémoire collective dans le cours de l’histoire, pour éclairer le présent. Et dès lors, nous amener à réfléchir à ce que pourrait être l’avenir que nous allons forger.

Le journal Libération du 9 décembre 2018 titrait une phrase d’Annie Ernaux : « Il n’y a pas de nouveau monde, ça n’existe pas. » [2]   Soutenant le mouvement des Gilets jaunes en tant qu’explosion sociale contre un pouvoir méprisant qui « ignore la vie des gens », l’autrice voyait dans ces événements la résurgence d’une mémoire de la révolte et de l’égalité, en réaction à un désolant climat de perte d’espérance.

De la force de la mémoire, individuelle et collective…

Cette année, le jury Nobel a donc consacré l’œuvre puissante et engagée d’Annie Ernaux, dans un contexte de doute et de vacillement européen. Ne s’agit-il donc pas, pour les décideurs du Prix, d’alerter l’Europe et l’exhorter à maintenir sa cohésion et ses valeurs, en attirant l’attention du pouvoir politique sur l’ampleur du problème social qui existe en France, mais qui, enraciné dans toute l’Europe, peut rapidement la gangréner ?

« Il n'y a pas de nouveau monde, ça n'existe pas », il y a un monde qui continue, se construit, et il contient le passé. Le monde tourne ainsi.

Dr. Hüseyin Latif

[1] Le monde tourne, peu importe ce que tu dis / Même si tu ne réalises pas que ça fait des années / Le monde tourne, peu importe ce que tu dis / Les années passent, même si vous ne vous en rendez pas compte...

[2] https://www.liberation.fr/france/2018/12/09/annie-ernaux-il-n-y-a-pas-de-nouveau-monde-ca-n-existe-pas_1697006/