De quoi Gaza est-il le nom ?

Nous publions ici l’article de Didier Billion, Directeur adjoint de l’IRIS, écrit en exclusivité pour notre journal et consacré à la situation actuelle à Gaza.

Par Aujourd’hui la Turquie
Publié en Mars 2024

Depuis le 7 octobre 2023, la violence s’est aggravée dans des proportions inimaginables au Moyen-Orient. La question palestinienne, que beaucoup d’acteurs et d’observateurs considéraient désormais quasiment enterrée, a resurgi dans un terrible fracas politique et militaire et traverse une des pages les plus sombres de son histoire.

Les actes du Hamas commis le 7 octobre – que l’on peut qualifier de crimes de guerre, voire de crimes contre l’humanité puisque exercés notamment contre des civils – sont, comme l’a déclaré Monseigneur Vesco, l’évêque d’Alger, « sans excuse mais pas sans cause ». Les 2-3 millions de Gazaouis vivent en effet dans 360 km2, emmurés de manière quasi hermétique à l’instigation de l’État d’Israël et dans une moindre mesure de l’Égypte, depuis 2006, lorsque le Hamas remporta les élections dans les Territoires palestiniens et s’imposa dans la bande de Gaza. Dans ce dernier territoire, 50 % des habitants ont moins de 20 ans, 75 % se trouvent au chômage, vivant avec l’équivalent de 1,5 dollar par jour et dépendant de l’aide humanitaire internationale. Le président de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale française, Jean-Louis Bourlanges, s’interroge à juste titre quand il déclare le 23 octobre devant la représentation nationale : « Une population sans avenir et donc sans espoir pouvait-elle être tentée par des partis modérés qui n’avaient rien à lui offrir ? »

Les 1140 victimes israéliennes abattues froidement le 7 octobre ont déclenché en retour une réaction israélienne d’une brutalité inouïe. Le ministre de la Défense israélien, Yoav Galant, annonce l’ampleur de la riposte quand il explique, le 9 octobre, qu’il n’y aura aucune pitié envers les Gazaouis, qu’il compare à des « animaux humains », et précise qu’il a ordonné un siège complet de la bande de Gaza : « Pas d’électricité, pas de nourriture, pas de gaz. Tout est fermé. » Depuis lors, les bombardements aériens israéliens, puis l’opération terrestre à partir du 27 octobre n’ont cessé leur œuvre de mort à une cadence terrifiante, à l’exception de sept jours de trêve entre le 24 novembre et le 1er décembre.

Au moment où ces lignes sont écrites, l’intensité des bombardements ne faiblit pas. Le bilan est un désastre : 23 000 morts – mais probablement beaucoup plus si l’on doit prendre en compte ceux qui sont sous les décombres – ; deux tiers des bâtiments détruits ; 80 % des habitants ayant dû quitter leur domicile, soit 1,8 million de personnes à reloger. Au vu de la structure démographique et de la densité de la bande de Gaza, les organisations humanitaires considèrent que l’on est en présence d’un charnier d’enfants jamais constaté dans d’autres guerres et que 70 % des victimes sont des femmes et des enfants.

Face à cette situation, les réactions de ladite communauté internationale sont pour le moins insuffisantes, en dépit des efforts du secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU). Si peu à peu les critiques s’accentuent et que l’exigence de cessez-le-feu se fait plus pressante, les États-Unis persistent à mettre leur veto lorsqu’un vote est organisé au Conseil de sécurité et apportent de facto un appui total à Israël en continuant à lui livrer massivement les armes qui sèment la mort sans interruption. Les condamnations des États restent dans l’ensemble lénifiantes, car jamais suivies de mesures concrètes. Il y a en la matière un aspect terrifiant, et les Gazaouis peuvent avoir à juste titre un sentiment d’exclusion d’appartenance à l’humanité. Il n’en est pas de même au niveau des opinions publiques, tant les manifestations de solidarité au peuple palestinien sont nombreuses et massives à travers le monde.

L’objectif des dirigeants israéliens apparaît assez clair. Il s’agit de rendre impossible la vie à Gaza et si possible d’en expulser le maximum d’habitants. Ces derniers ont pour leur part compris que s’ils partaient, ils ne pourront revenir. Ils ont en cela parfaitement intégré l’histoire de leurs familles, qui ont été contraintes à l’exode et quitté leurs terres et leurs maisons en 1948-1949 lors de la fondation de l’État d’Israël, et n’ont jamais pu y revenir. Dans le même temps, les exactions se multiplient aussi en Cisjordanie, où les colonies ne cessent de se multiplier et où les colons radicalisés, sous l’œil complice de l’armée, ne cessent d’attaquer et de spolier les Palestiniens. Depuis le 7 octobre, les violences se multiplient, ainsi que les arrestations – près de 5 000 – la plupart du temps de manière totalement arbitraire. C’est ainsi une stratégie de harcèlement, de création d’une insécurité permanente pour les Palestiniens qu’utilise le régime d’apartheid israélien. Entre le début de l’année 2023 et le 7 octobre, près de 250 d’entre eux avaient déjà été assassinés par des soldats et des colons en Cisjordanie.

À Gaza, comme en Cisjordanie ou à Jérusalem-Est, le projet des dirigeants israéliens semble donc le même : chasser le maximum de Palestiniens de leurs terres et rendre impossible la perspective de création d’un État palestinien, comme d’ailleurs Benyamin Netanyahou l’a explicitement déclaré. Il faut prendre en compte la signification de la composition du gouvernement Netanyahou en fonction depuis le début de l’année 2023, dont le centre de gravité est clairement situé à l’extrême droite. Des suprémacistes juifs et des ultra-orthodoxes y détiennent des postes ministériels de premier plan et n’hésitent pas à évoquer publiquement la nécessité de procéder à l’annexion pure et simple des Territoires palestiniens. On peut craindre de ce point de vue que la situation ouverte le 7 octobre ne concoure à l’accélération de ce projet, en totale opposition avec les résolutions votées par l’ONU depuis maintenant des décennies.

C’est bien la dégradation constante de la situation du peuple palestinien qui permet de comprendre l’engrenage actuel. Le manque total de perspective politique génère un désespoir qui mène à la radicalité et à des impasses. Que les crimes du Hamas relèvent du terrorisme compris comme méthode d’action ne signifie pas que ce dernier puisse être comparé à Al-Qaïda ou Daech. Créé en 1987, le Hamas est un mouvement islamo-nationaliste, branche palestinienne des Frères musulmans, dont nous savons qu’il a un moment bénéficié de l’œil bienveillant des autorités israéliennes pour affaiblir le Fatah et l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP). Il a remporté les élections de 2006, ce qui indique un réel enracinement populaire. C’est pour ces raisons que l’objectif que se fixe B. Netanyahou de liquidation du Hamas n’a aucun sens. Des coups militaires peuvent lui être portés, comme c’est le cas actuellement, mais une organisation telle le Hamas ne peut en réalité être éradiquée.

Les Palestiniens savent que pour ne pas disparaître de la carte du monde ils doivent s’accrocher à leurs terres, inlassablement résister au déni de justice et s’inscrire dans la perspective d’une solution politique. Or l’Autorité palestinienne dirigée par Mahmoud Abbas est désormais totalement délégitimée. La jeunesse ne se reconnaît plus aucunement dans cette Autorité corrompue et qui lui apparaît comme une instance de collaboration avec l’armée d’occupation israélienne. Le Hamas a parfaitement intégré ce paramètre, et la mise en scène de ses actions a pour fonction de parler à l’ensemble de la population palestinienne à Gaza, en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et en Israël même. En raison du vide politique actuel, le Hamas cherche ainsi à se présenter comme l’incarnation de la résistance et du mouvement national palestiniens.

Le peuple palestinien est sous occupation depuis maintenant cinquante-six ans, il subit des attaques récurrentes depuis soixante-quinze ans. Ladite communauté internationale possède une responsabilité singulière en la matière pour une raison simple : la création de l’État d’Israël est le produit d’un vote à l’ONU et, depuis lors, de multiples résolutions ont été votées condamnant la spoliation des droits des Palestiniens. Il faut donc exiger l’application du droit international, rien que le droit international, mais tout le droit international.

Il ne pourra y avoir de paix véritable sans perspective politique juste. Il devient impératif qu’enfin une volonté politique s’exprime au sein de l’ONU pour faire cesser l’ininterrompu cortège de violences qui ne cesse d’endeuiller les populations civiles. La première étape est l’exigence d’un cessez-le-feu. Un cessez-le-feu qui ne signifie pas un retour au statu quo ante, mais qui ait le courage d’intégrer la nécessité de reprendre tous les paramètres contenus dans les résolutions de l’ONU pour les faire appliquer. Une négociation digne de ce nom sera alors possible. Il y a urgence, car comment imaginer un seul instant que la guerre totale menée à Gaza et l’accélération