« Commandant ! je vous ai tant aimé ! », dit Farrère à Loti …

​Lorsque Julien Viaud, alias Pierre Loti, arrive à Istanbul, le 9 septembre 1903, pour prendre le commandement du Vautour, croiseur stationnaire de l’ambassade de France à Tarabya, l’enseigne de vaisseau Charles Bargone, alias Claude Farrère, inconditionnel admirateur de l’écrivain depuis l’âge de quinze ans, ne cache pas son émotion de servir sous les ordres du « plus génial des écrivains français du XIXe siècle. »

Par Gisèle Durero Köseoğlu
Publié en Février 2024

Fréquenter chaque jour Julien Viaud ne fera qu’accentuer la vénération que Farrère voue à l’écrivain Pierre Loti, dont il vante le talent en termes hyperboliques. C’est pourquoi, après la mort de ce dernier, Claude Farrère fait paraître, en 1929, le récit autobiographique, Loti, composé à partir de son journal intime et riche de dix-huit ans de souvenirs, dont j’ai eu le plaisir de réaliser la réédition avec mon fils Aksel Köseoglu.

Dans le chapitre « Pierre Loti quand je l’ai connu », Farrère raconte l’année passée sur le Vautour avec Loti, note patiemment dans son journal toutes les soirées où ce dernier l’a convié à sa table, la difficile progression de leur relation vers un peu plus de familiarité et toutes les promenades effectuées en sa compagnie. Car s’il est un drame dans la vie de Claude Farrère à cette époque, c’est de savoir que Loti, le croyant « sec et infatué », ne l’aime pas beaucoup, alors que lui est « irrésistiblement attiré vers son génie, comme un papillon vers une lampe » et se sent, en sa présence, « paralysé d’admiration ».

Ce n’est que quelques années plus tard que Loti reconnaît s’être trompé sur son ancien enseigne de vaisseau et tente de faire amende honorable. Que s’est-il passé entre temps ? Claude Farrère a prouvé sa fidélité à Loti ! Comme il le raconte dans le chapitre « De 1904 à 1921 », lorsqu’en 1909, un malotru prétend que les matelots de Julien Viaud regrettaient de servir sous ses ordres, Farrère prend si farouchement la défense de son ancien commandant qu’il va jusqu’à provoquer en duel le calomniateur. Quand Loti découvre que c’est Farrère qui l’a si courageusement soutenu, il lui adresse enfin une missive capitale, où il reconnaît l’avoir mal jugé autrefois : « Très sincèrement, aujourd’hui, je vous tends la main de tout cœur, vous demandant pardon de m’être trompé. » Farrère peut alors constater avec joie : « Et c’est à partir de cette année-là qu’il commença à m’aimer vraiment, sans réserve, même secrètes. »

Dès lors, Loti appellera plusieurs fois son obligé à l’aide. Lorsqu’en 1921, Mustafa Kemal lui envoie une délégation turque avec une lettre de la nouvelle Assemblée pour le remercier de son engagement politique sans faille aux côtés de la Turquie, c’est à Farrère que Loti demande de venir à Rochefort pour l’aider à recevoir l’ambassade : « Le jour qu’il eut besoin d’un ami et d’un allié tout de bon fidèle, ce fut moi qu’il appela à lui », commente Farrère avec fierté en 1921. Ce sera sa dernière visite à Loti et ce chapitre est sans conteste le passage le plus émouvant du livre. Loti, affaibli par un accident vasculaire cérébral, n’est plus alors qu’un « fantôme étroit, blafard ». Et les deux écrivains se lamentent ensemble sur la déchéance physique du grand écrivain, jadis hanté par « l’horreur de la décrépitude, de la vieillesse et de la mort. » Il s’ensuit un épisode pathétique, où les sentiments submergent Farrère au point qu’il se met à sangloter. Et la scène culmine dans une déclaration d’amour : « Commandant ! je vous ai tant aimé … »

Ce récit rétrospectif éclaire donc d’un jour inédit la personnalité de deux écrivains et l’évolution de leur relation. Il dresse aussi un portrait moral inédit de Loti, très éloigné de l’image extravagante dont on l’affuble parfois. Farrère le présente comme un être timide, réservé, consciencieux et solitaire, tout dévoué à sa fonction de commandant ; un « cœur effarouché de solitude »…

En définitive, en détournant un vocable du langage musical, cette œuvre de Claude Farrère pourrait mériter l’appellation de « Tombeau de Loti », puisqu’elle cherche à immortaliser la personnalité de celui que beaucoup ont considéré comme le plus grand auteur de la transition entre deux siècles et dont les récits exotiques ont fait rêver des milliers de lecteurs. Pour Claude Farrère, Pierre Loti est l’un de « ces êtres vraiment surhumains dont le génie illumine un siècle et dont le prestige s’impose à trente générations. » Son livre de souvenirs en constitue le vibrant témoignage…

(Gisèle Durero-Köseoglu présente : Claude Farrère, LOTI, Istanbul, Editions GiTa, Collection « Istanbul de Jadis », décembre 2023).