Henry Laurens : à Gaza, un processus de destruction de masse

Lors d’une interview menée par Rachida El Azzouzi pour le journal d’information numérique Mediapart, l’historien spécialiste de la question palestinienne Henry Laurens revient sur le conflit israélo-palestinien. (un article de Hannah Berthomé)

Par Aujourd’hui la Turquie
Publié en Février 2024

En tant que professeur au Collège de France où il est titulaire de la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe, il propose son analyse en s’éloignant des discours médiatiques habituels rongés par l’émotion. Retour sur les argumentaires principaux de son interview.

Un génocide ?

À la question « employez-vous le terme génocide ? » pour décrire la situation à Gaza, Henry Laurens répond en partant de la définition juridique établie par l’avocat polonais Raphael Lemkin et adoptée par l’ONU en 1948. Toutefois, dit-il, cette définition a ses limites dans la mesure où elle exclut les massacres visant à détruire une classe sociale (il fallait alors que la résolution de l’ONU soit ratifiée par les Soviétiques ; or, intégrer cet élément dans la définition aurait entraîné la reconnaissance du massacre des Koulaks). La définition implique donc que ceux qui commettent le crime appartiennent à un autre peuple que celui des victimes.

L’historien mentionne alors une définition plus large du génocide : la destruction massive et intentionnelle de populations, quelles qu’en soient les motivations. Deux critères sont alors pris en considération : les actes et l’intention. Ainsi et en ce qui concerne Gaza, malgré le discours officiel israélien qui déplore les victimes de Gaza comme des dommages collatéraux, de nombreux responsables et observateurs tiennent des discours à caractère génocidaire. À cela s’ajoute l’effondrement des conditions sanitaires et l’absence de ravitaillement à destination des populations. Selon Henry Laurens, tout indique alors qu’un processus de destruction de masse est en cours.

Les démons du passé

Tous les acteurs de cette guerre semblent hantés par des démons du passé. Les Israéliens voient en l’attaque du Hamas du 7 octobre une réitération de la Shoah, tandis que les Palestiniens se souviennent de la Nakba. Les pays voisins qui ont longtemps accueillis les réfugiés palestiniens lors de la première Nakba sont également confrontés à cette violente mémoire du passé.

Cependant, pour Henry Laurens, les événements actuels présentent de profonds changements par rapport au passé. Tout d’abord, Israël a subi une invasion de plusieurs heures, ce qui n’était jamais arrivé depuis sa création. De plus, l’attaque du 7 octobre symbolise l’échec du projet sioniste tel qu’il a été institué après la seconde guerre mondiale : un endroit dans le monde où les Juifs seraient en sécurité.

À quel avenir doit-on s’attendre ?

L’historien estime qu’il est impossible de savoir ce qui va se passer dans l’avenir. La solution théorique qui consistait à mettre en place deux États n’est plus envisageable. Avec presque un siècle d’affrontements, plusieurs dizaines de milliers de colons ultrareligieux et armés, et la dimension de vengeance qui prédomine dans les actes israéliens actuels, un système de gestion équitable est irréaliste. « La sécurité des colons ne peut se fonder que sur l’insécurité des Palestiniens. Et l’insécurité des Palestiniens provoque la violence qui engendre l’insécurité des colons », affirme-t-il. Le progrès de l’un se fait donc au détriment de l’autre.

Israël, citadelle de l’Occident au Moyen-Orient

L’État d’Israël est récent et superficiel : le sionisme est un corps complètement étranger dans la région. Il a bénéficié d’un soutien européen et américain, et s’est ainsi posé comme une citadelle de l’Occident au Moyen-Orient. Israël a ensuite fait sien le discours colonial de la supériorité civilisatrice et démocratique, et le fait ressentir aux autres parties concernées. Or, dit Henry Laurens, affirmer cela revient aujourd’hui à se faire accuser de trouver des excuses au terrorisme. Il essaye cependant de donner des éléments de compréhension en admettant par exemple que le Hamas recrute majoritairement parmi les descendants des expulsés.

Laurens ajoute par ailleurs que définir l’ennemi comme terroriste, c’est le placer hors la loi. En outre, la rhétorique habituelle consiste à dire que l’on fait la guerre à un régime politique et non à un peuple. Mais si aucune perspective politique n’est offerte au peuple, celui-ci a alors l’impression d’être mis hors la loi. L’affirmation « les Israéliens ont le droit de se défendre » est l’illustration de cette réalité. Ainsi, pour Henry Laurens, le meilleur moyen de contrer le Hamas serait d’offrir une vraie perspective politique aux Palestiniens.