Centenaire de la république turque : le « Nutuk » de Mustafa Kemal

Le 29 octobre 2023, la Turquie va célébrer le Centenaire de la République turque. C’est l’occasion de rappeler comment Mustafa Kemal consacra, en 1927, entre le 15 et le 20 octobre, de longs moments devant la grande Assemblée nationale de Turquie, à rappeler les étapes de la fondation du nouveau régime et à analyser les obstacles qu’il avait dû vaincre.

Par Gisèle Durero Köseoğlu
Publié en Janvier 2024

En effet, dans ce célèbre discours de 36 heures et 33 minutes nommé le « Nutuk », Mustafa Kemal racontait et commentait la Guerre d’Indépendance (1919-1922) et justifiait aussi ses choix politiques et ceux de ses partisans durant les quatre premières années de la république. Cet immense texte constitue encore aujourd’hui le fondement de la plupart des études sur le Kémalisme.

Car il ne faut pas oublier qu’entre la fin de la Guerre d’Indépendance et le « Nutuk », une « avalanche de réformes », pour reprendre l’expression de l’historien François Georgeon, a été réalisée ! Le sultanat a été aboli le 1er novembre 1922 ; la ville d’Ankara a été choisie comme capitale ; le Traité de Lausanne a été signé le 24 juillet 1923 ; la république a été proclamée le 29 octobre 1923 ; le califat a été aboli le 3 mars 1924, avec la fermeture des confréries et écoles coraniques ; le port du fez a été interdit le 25 novembre 1925 ; le Code civil a été adopté le 17 février 1926 ; et le changement d’alphabet est en gestation pour 1928.

Certes, tous ces changements radicaux ne se sont pas faits sans mal ! En 1925, a eu lieu la révolte de Cheikh Saïd, dont la répression a valu à Mustafa Kemal une violente opposition, marquée par une série de soulèvements locaux pendant presque deux ans. De plus, le 14 juin 1926, il a été l’objet du Complot d’Izmir, une tentative d’assassinat orchestrée par certains anciens fonctionnaires d’Etat et qui a été déjouée au dernier moment par un télégramme du gouverneur de la ville.  En outre, une terrible crise économique sévit dans le pays.

C’est pour cela que, dans son discours du « Nutuk », Mustafa Kemal légitime chacune de ses actions par la nécessité de la raison d’État : « Nous n’avons jamais utilisé de mesures extraordinaires comme moyen de nous élever au-dessus de la loi ; au contraire, nous les avons appliquées pour établir la paix et l’ordre dans le pays, pour assurer la vie et l’indépendance de l’État. »

Le but de Mustafa Kemal semblait, en effet, d’expliquer chaque étape de son cheminement par un objectif sacré qui était celui de l’intérêt et de la survie de la nation. Et de répondre par avance, par des arguments raisonnés, aux futures critiques qui pourraient lui être adressées et dont certaines l’accusaient de devenir un dictateur. La préparation de ce discours prit à Mustafa Kemal une dizaine de mois pendant lesquels il travailla sans relâche. De plus, il collecta 531 documents servant de preuves pour authentifier la véracité de ses dires. En ce sens, le « Nutuk » constitue un document unique, car même s’il donne une vision subjective des événements, il correspond à la volonté d’un grand réformateur de laisser à la postérité un témoignage historique mais surtout, de donner à tous la justification de ses actes, démarche assez rare dans l’Histoire. Des spécialistes de la rhétorique ont étudié l’aspect littéraire du discours et relevé que l’orateur y a employé plus de cinquante procédés de persuasion ; ils ont aussi remarqué son originalité, puisqu’il utilise parfois des techniques inverses à ce qui est habituellement conseillé…

A la fin de son discours, Mustafa Kemal, -à qui l’Assemblée nationale ne donnera le nom d’« Atatürk » qu’en 1934- confie l’avenir de la Turquie à la jeunesse turque, dont la Fête de la Jeunesse et des Sports, créée un an plus tard, est encore célébrée aujourd’hui. Il l’avertit que ce ne sera pas facile, que plus tard, certains chercheront peut-être encore à renverser la république et que l’on peut même envisager qu’ils puissent disposer à un moment précis d’une force supérieure. Mais il les exhorte à affronter avec courage l’adversité, quelles que soient les difficultés des circonstances : « Ô jeunesse turque ! Votre premier devoir est de préserver et de défendre pour toujours l’indépendance turque et la République turque. C’est le fondement même de votre existence et de votre avenir, et votre trésor le plus précieux ! La force dont vous aurez besoin pour cela, vous la trouverez dans le noble sang qui coule dans vos veines ! »

Gisèle Durero Köseoglu