Cappadoce : Onuphrius ou le portrait d’un transgenre

A l’heure où le « Wokisme » a porté sur le devant de la scène le sujet de la transidentité, signalons que c’est dans une église rupestre de Cappadoce, l’Eglise aux Serpents, édifiée au XIe siècle dans la vallée de Göreme, que l’on peut découvrir ce qui est sans doute l’une des premières représentations connues d’un transgenre, celle de saint Onuphrius ou Onuphre, une personne née femme mais devenant un homme suite à une intervention divine.

Par Gisèle Durero Köseoğlu
Publié en Juillet 2023

L’artiste de Cappadoce qui a peint saint Onuphre l’a représenté nu, le sexe caché par un cactus géant, avec un corps et des seins de femme mais aussi une longue barbe blanche.

Mais au fait, qui était Onuphre ? Dans le christianisme, Onuphrius est connu comme saint Onuphre l’anachorète, dont la vie, dans sa version officielle, est racontée au IVe siècle par saint Paphnuce. Un jour, Paphnuce reçut une inspiration divine l’enjoignant à aller s’entretenir avec les ermites vivant dans le désert d’Egypte. Là, il rencontra un homme d’une maigreur extrême, couvert de poils de la tête aux pieds, arborant une barbe traînant sur le sol et un pagne de feuilles autour de la taille, qu’il prit d’abord pour une bête et qui lui causa une grande frayeur. L’ermite lui apprit alors que cela faisait soixante-dix ans qu’il vivait seul dans le désert. Son père, le roi de Perse, qui avait eu du mal à concevoir un enfant, après l’avoir appelé « Onuphre », signifiant « éternellement beau », avait décidé de le consacrer à la religion en l’envoyant dès la petite enfance dans un monastère. Mais, attiré par l’ascèse et souhaitant mener une vie inspirée de celle de saint Jean-Baptiste, Onuphre se retira dans le désert à côté de Thèbes, et aidé par son ange gardien, élut domicile dans une grotte près d’un palmier et d’une source. Puis, Dieu recouvrit son corps d’une abondante pilosité pour le protéger du froid. Onuphre apprit ensuite à Paphnuce que son heure de monter au Ciel était venue et que c’était pour se charger de sa sépulture que Dieu l’avait envoyé jusqu’à lui. Et après lui avoir demandé de porter à ses contemporains le message de mortification et de renoncement des ermites, il s’étendit sur le sol et rendit l’âme. Comme Paphnuce avait du mal à entamer la terre desséchée, deux lions surgirent et creusèrent la fosse où il ensevelit Onuphre. Tel est le récit habituel de la vie de saint Onuphre dans l’hagiographie.

Mais l’artiste de Cappadoce qui a peint Onuphre sur la fresque de l’Eglise aux Serpents, à côté de saint Thomas et saint Basile, s’est plutôt inspiré de son mythe développé dans le christianisme oriental local, qui présente une ressemblance avec celui de sainte Pélagie, la fille publique repentie que Dieu changea en homme pour l’éloigner de sa vie de péché et qui abjura son existence passée pour devenir saint Pélage. Pour Onuphre, l’interprétation cappadocienne de son histoire raconte qu’il s’agissait d’une prostituée, qui, dans ses prières, suppliait Dieu de la sauver et de la protéger de la convoitise masculine. Dieu lui ordonna alors de devenir ermite dans le désert d’Egypte, où elle vécut nue, seulement revêtue de sa chevelure, de la barbe et des poils qu’il lui avait fait pousser pour dissimuler son anatomie. Ne se nourrissant que d’une datte par jour et de l’eau fraîche dont le Créateur la pourvoyait, Onuphre passa sa vie dans le repentir. Une autre version indique qu’il se serait agi d’Onophria, une jeune fille que ses parents voulaient marier à un homme qu’elle détestait ; pour échapper à cette odieuse union, elle supplia Dieu de la changer de sexe et la transformation commença lorsqu’elle se réveilla recouverte de poils. Chassée alors par sa famille et son fiancée, qui la croyaient possédée du démon, elle devint Onuphrius et se consacra à la vie érémitique.

Quelle que soit la légende, le peintre anatolien n’a pas choisi de représenter le corps velu d’Onuphre mais plutôt de mettre en évidence son changement de genre, en lui prêtant les caractéristiques des deux sexes. Cette image suscite la curiosité des touristes, qui malgré l’interdiction de faire des photos dans les églises rupestres, tentent de la photographier en catimini. Elle est même devenue iconique dans certaines publications consacrées à la transsexualité. L’artiste de Cappadoce qui a réalisé les fresques de cette église perdue au milieu des cheminées de fées, était sans doute loin de se douter que son œuvre susciterait tant d’interprétations et remporterait un tel succès neuf siècles plus tard…

Gisèle Durero-Köseoğlu