Muazzez Ilmiye Çığ ou publier un livre à 109 ans !

Une des nouvelles qui a défrayé la chronique au printemps, en Turquie, est la publication d’un nouveau livre par la fameuse archéologue turque, Muazzez Ilmiye Çığ.

Par Gisèle Durero Köseoğlu
Publié en Juin 2023

Car l’écrivaine, née le 20 juin 1914, et portant le prénom prophétique d’« Ilmiye », signifiant « la connaissance », fêtera bientôt son 109e anniversaire ! Certes, on connaît le cas de l’architecte Sinan, qui édifia son chef-d’œuvre, la mosquée Selimiye d’Edirne, à 86 ans. Ou de Picasso, disparu à 92 ans, qui réalisa parfois deux ou trois toiles par jour dans les dernières années de sa vie. Ou de Nathalie Sarraute, qui publia deux romans après 90 ans. Ou de Marie Higgins Clark, qui écrivit une quinzaine de romans entre 80 et 90 ans, tout en participant à de très médiatiques séances de dédicace. Mais en publiant à 109 ans, Muazzez Ilmiye Çığ bat tous les records connus de créativité dans le grand âge !

Qui est donc cette dame transformée en légende vivante ? Après quatre ans et demi comme institutrice, en 1936, elle reprend ses études à Ankara, au département d’Histoire des Hittites et y suit les cours de deux spécialistes chassés des universités allemandes par les Nazis et accueillis par Atatürk, qui lui communiquent leur passion du sujet. Après son diplôme, elle est affectée aux archives des documents cunéiformes du Musée des Œuvres de l’Orient Ancien d’Istanbul, où elle restera trente-deux ans et épouse, la même année, le directeur du musée de Topkapı, Kemal Çığ. Muazzez Ilmiye Çığ et deux autres de ses collègues, Hatice Kizilay et F.R Klaus, exhument alors des dépôts soixante-quatorze-mille tablettes en sumérien, akkadien et hittite, les nettoient, les numérotent et les déchiffrent pour constituer un catalogue de 3000 œuvres !

Elle participe ensuite, dans le monde entier, à tous les congrès ou expositions sur les Hittites, en particulier à Munich, Rome et Londres et acquiert une gloire internationale auprès des spécialistes. Retraitée en 1972, elle décide de se consacrer désormais à l’écriture, publie une multitude d’articles et vingt-deux livres sur Sumer ou les Hittites, dont quatre pour enfants, qui vont la faire connaître cette fois du grand public. En 1990, c’est aussi elle qui traduit en turc le livre de Samuel Noah Kramer, L’Histoire commence à Sumer.

Cette personnalité hors du commun s’est rendue très populaire en Turquie pour ses publications, sa mise coquette mais aussi son engagement politique dans la défense de la république laïque. Il n’y a pas si longtemps, elle multipliait les conférences et se déplaçait dans les écoles et les universités pour y transmettre son savoir. Le livre qu’elle vient de publier, Que faut-il faire pour dire qu’on a vécu ? (Yaşadım Demek İçin Ne Yapmalı?) est constitué d’un entretien avec la journaliste Büşra Sanay. C’est la deuxième fois qu’elle écrit un essai à teneur autobiographique, puisqu’elle avait déjà répondu, en 2016, aux questions de Sedef Kabaş dans Les secrets de 100 ans de Muazzez Ilmiye Çığ et ses précieux conseils sur la vie.

Alors, que préconise l’illustre sumérologue ? Constatant que son corps s’est affaibli mais que son esprit est « aussi clair que lorsqu’elle était à l’université », elle affirme que « la façon dont nous utilisons notre esprit et la capacité de regarder la vie sous un angle différent, sont entre nos mains ». Pour vivre longtemps et heureux, elle conseille tout d’abord de ne jamais cesser de travailler, de toujours demeurer optimiste, de profiter pleinement de chaque instant et de ne pas penser à la mort ! Et surtout, de toujours lire et de formuler sans cesse des idées : «  Quel que soit votre âge, n’arrêtez pas de lire et de commenter. Faites-vous votre idée sur le quoi ? et le pourquoi ? Quoi qu’il arrive, ne renoncez pas à bien penser […] Sachez qu’à l’exception de la mort, en toutes circonstances, il y aura toujours un détail caché qui vous rendra heureux. Et n’éprouvez jamais de haine ! » Enfin, elle recommande de se consacrer à ce que l’on aime et, en dépit des obstacles, de déployer des efforts pour devenir ce que l’on est vraiment : « J’ai vécu ce que je devais vivre dans cette vie, j’ai eu ce que je devais avoir. J’ai fait presque tout ce que je voulais faire. Dans ma tête, il n’y a pas de « Ah, j’aurais dû… ». Combien de personnes pourraient-elles en dire autant ? De toute évidence, les bonnes fées s’étaient penchées sur le berceau de Muazzez Ilmiye Çığ... Publier encore un livre à 109 ans, ne serait-ce pas le rêve impossible de nombreux écrivains ?